01/07/2014

Etoiles sans corps

à propos de Maps to the Stars de David Cronenberg



Le titre "Maps to the stars" désigne, au premier degré, les plans que l’on distribue aux touristes en leur vendant la promesse de rencontrer les stars d’Hollywood. Mais les « les chemins menant aux étoiles » c’est aussi, dans un sens dérivé, l’idée d’un cheminement vers un certain état d’esprit, ou plutôt, vers un certain état de l’esprit, qui a plus à voir avec la recherche d’un au-delà du monde dans une forme de transcendance, dans un mouvement de dépassement de tout conditionnement et de toute relation avec la réalité. On l’aura compris, Hollywood est cette constellation, cet espace peuplé d’esprits ayant « réussi » dans le show-business : réussi leur carrière de célébrité, mais surtout, réussi (du moins le croient-ils) à s’arracher à la dimension viscérale du réel, à ce qui relie leur corps au monde, pour ne vivre que « comme des étoiles », dans une pure fiction de l’esprit. Les stars qui peuplent le Hollywood cronenbergien n’ont en effet, littéralement, plus les pieds sur terre.

Après un générique « la tête dans les étoiles », la caméra prolonge son mouvement onirique en plongeant dans un bus à touriste dans lequel Agatha sommeille comme une enfant. Lorsqu’elle descend du bus, elle est encore endormie, la tête ailleurs, déconnectée d’une réalité à laquelle elle doit se confronter néanmoins : elle commande une limousine mais ce sera une voiture plus petite, elle dit venir de « Jupiter… » mais ajoute avec déception « … Floride », elle ira se prosterner sur le bitume du Walk of Fame d’Hollywood Boulevard en saluant l’esprit d’une comédienne décédée, mais elle dira plus tard à son frère Benji qu’il n’y a rien à espérer une fois mort car tout est alors néant. Ainsi Agatha se confronte au monde par des désillusions successives, ce qui lui permet d’avoir à la fois un pied dans le monde des « Stars » et un pied dans la réalité. De plus, elle débarque à Los Angeles avec le désir de renouer avec les siens, les Weiss, mais trouve à la place de sa maison d’enfance un vide, comme un rejet de la part de sa famille qui, elle, a désormais disparu des cartes terrestres pour habiter les hautes sphères d’Hollywood. Agatha sera donc l'agent mutagène, celui qui rappellera Hollywood au réel, et celui qui nous permettra, nous spectateurs, de nous ancrer dans un regard de mortel tout en naviguant dans des Cieux prétendument divins. 

Mais si les « Stars » n’ont plus les pieds sur Terre, dans quelle irréalité sont-elles ? Tout d’abord, quel que soit la nature de leur état d’esprit, celui-ci prend forme au sein d’un conditionnement par la logique du marché. Benji est sans doute le personnage qui en témoigne le plus violemment. Richissime et célèbre à 13 ans, il porte en lui les marques d’un façonnement par l’industrie de l’entertainment. Sa mère, Christina, qui vit sa richesse à travers celle de son fils, gère ses affaires et le soumet « à la pression incessante du succès, à l’ambition, au désespoir, à l’appât du gain » (Cronenberg). Elle le « frappe sans laisser de traces » dira Benji en plaisantant à moitié, autrement dit, elle le conditionne, le sculpte de l’intérieur. C’est dans ce contexte d’une pression idéologique qui forge des individus réduits à la seule logique du show-business que va prendre forme un rapport singulier au monde, celui des « Stars » du film. Un rapport au monde qui passe à travers le prisme de la célébrité, de l’immortalité dans l’image, et de la liberté dans la mort.

Maps to the stars observe alors à la loupe des comportements qui traduisent un rapport à la vie qui s’avèrent hors de la vie elle-même.
Cela passe notamment par le rejet de toute détermination biologique. Ainsi, Havana Segrand, star sur le déclin, tente de fusionner avec sa mère en voulant absolument reprendre le rôle que cette dernière tenait dans un film culte ; mais en même temps, elle tente de l’« évacuer » hors d’elle lors de ses séances de thérapie-shamaniques, tentant ainsi par tous les moyens de ne faire plus qu’Un, ou simultanément tout et rien, avec sa mère, à la fois en l’incorporant totalement et en l’effaçant totalement de son esprit. De même le père Weiss, Stafford, déjà dépourvu de relations affectives avec son fils, rejette viscéralement sa fille, Agatha. Car celle-ci lui rappelle qu’elle est sa fille, sa progéniture, ce qui inclut Stafford (tout comme d'ailleurs sa femme, Christina) dans un cycle naturel : plus la présence d'Agatha se fera sentir, plus son père la haïra tandis que sa mère sera très douloureusement ramenée à sa condition de mère ; mais aussi car Agatha détient le terrible secret de sa détermination biologique : Stafford et Christina, sont frère et soeurs. 
Et quand Agatha tentera de faire comprendre à son père qu’elle a changé, qu’elle a grandie, celui-ci prendra un regard terrifié mêlé de haine : car tel un enfant qui refuse de devenir adulte, Stafford exècre le mûrissement, tout comme toute forme de métamorphose. C’est que ce rapport que les « Stars » entretiennent avec la vie est semblable à celui de Purs Esprits, autrement dit semblable à celui de divinités. Dieu est égal à lui-même, il est dépourvu de toute contradiction interne, affranchi de tout conditionnement, il n’est déterminé par rien d’autre que lui-même.
Il en va ainsi des rapports incestueux (que ce soit ceux de Stafford et Christina ou bien ceux d’Havana et sa mère dont elle ne cesse de fantasmer le viol), comme une conservation pure de l’Un, même dans l’union de deux êtres distincts.

Le rejet de la détermination biologique se poursuit également dans le mépris du corps. Ainsi pour Benji, la maladie, la souffrance, le pourrissement, l’annihilation corporelle, auxquels il fait souvent référence avec un dédain affiché, ne sont que des mots avec lesquels il peut jouer. Et après que les studios aient fait pression sur lui parce qu’il fut dépendant à la drogue, il court vomir aux toilettes, humilié par ce rappel au corps, corps dont il rejette violemment la réalité, jusqu’à littéralement la régurgiter.

Ce rejet du corps prend également une autre forme : celui du désir d’immortalité. C’est ce que cherche Havana Segrand dans le culte de sa propre image, obsédée par celle de sa mère dont l’étoile est sur Hollywood Boulevard.
Cette aspiration à une forme d’éternité dans la célébrité refuse de voir en face la nature organique et en constante mutation de la vie qu’induit la réalité du corps.
Hors le corps est là, il est une entité primale qui ne cesse de rappeler sa présence : Benji et son addiction à la drogue, Agatha et ses brûlures, ou encore Havana et son état grippal chronique, Havana et sa constipation, Havana et ses crampes… Aucune des « Stars » n’assume la présence de cette matière organique et de tout ce qu’elle entraîne nécessairement : manger, boire, dormir, déféquer… ou alors font semblant de l’assumer, avec mépris pour elle, en lui faisant violence : le vieillissement est tourné en dérision (Benji dira d’une fille qu’elle est "ménopausées à l’âge de 23 ans"), le désir sexuel sert à jeter le corps en pâture (Havana jouera la gouine dans un plan à 3 pour décrocher son rôle, ou ordonnera à un chauffeur de lui prendre les « trous » alors qu’elle est malade)…

Inévitablement, ayant cessé de se confronter aux réalités du corps, niant toute métamorphose possible et vouant son existence au culte de l’image et de la popularité pour vivre un semblant d’immortalité, l’esprit des « Stars » se retrouve piégé dans un rapport fictif, totalement fantasmé, avec la réalité. D’où les hallucinations récurrentes.
Ainsi les “fantômes” sont comme des échos inhérents à la conscience des protagonistes qui les hallucinent. Ils sont la mémoire des morts qui viennent hanter l’esprit des “Stars”, et en cela, ils renvoient à cette réalité implacable de la mort biologique dont ceux qui les imaginent veulent faire abstraction. Autrement dit ils incarnent dans l’esprit des « Stars » ce refus du devenir induit par la vie du corps. C’est en cela que, à chaque hallucination fantomatique, c’est un climat de mort prématurée qui s’impose. Et c’est en effet vers cette mort là qu’ils se dirigent inexorablement.

Et cette mort prématurée est une mort forcée, voulue, une mort désirée comme une liberté de l’esprit enfin délivré du corps, mort désirée qui confère en même temps au mode de vie des personnages une dimension sacrée. C’est ce à quoi renvoie le poème d’Eluard, Liberté, qu’entonnent les « Stars », ainsi que leurs « fantômes » d’un au-delà fantasmé, à la façon d’une prière.
C’est que, dans le monde qu’évoque Maps to the Stars, si Dieu est bien mort, la relation au mystique, elle, n’a pas cessé pour autant. Elle prend alors une forme nouvelle, cependant désespérée et suicidaire. C'est-à-dire que, chez les « Stars », c’est désormais la logique du pouvoir prééminent à laquelle elles sont assujetties, celle du marché, qui a pris le relais de la relation morale au sacré et qui se propose de les guider dans leur conduite spirituelle face à la mort. Les protagonistes étant assujettis à leurs fantasmes, dépourvus de liens viscéraux, sensibles, intimes avec la réalité, leur quête d’un Salut ne peut alors se transformer qu’en une croyance aveugle dans la promesse d’une transcendance, d’un au-delà qui n’existe pas en réalité : celui d’une immortalité dans la célébrité. Dépourvues de toute consistance éthique, les « Stars » ne sont que des Dieux-Images ne renvoyant à aucun sens intime du Cosmos. Dès lors, une fois dépossédés de leur fantasme de célébrité et de carrière, les protagonistes, conditionnés qu’ils sont dans un désespoir, dans un état d’esprit reptilien qui anime leur ambition et leur appât du gain, il ne reste plus de leur esprit que cet élan ultime : celui d’une auto-corrosion niant le corps au point de l’annihiler, par le meurtre et le suicide. Issue choisie sans choix, car les protagonistes, aveuglés qu’ils sont, sont incapable d’imaginer qu’une autre vie puisse être possible.
Ainsi, en fantasmant leur identité totale à elle-même, les « Stars » finissent tôt ou tard par provoquer leur disparition du monde, tel ces étoiles supermassives au noyau vidé de toute substance qui s'effondrent sous la masse de leur enveloppe superficielle, s'effaçant dans un trou noir.

On notera que ce que filme Cronenberg n’a pas vocation à porter un regard satirique sur Hollywood. Il serait erroné de prendre hâtivement Maps to the Stars pour une peinture acide et ricaneuse d’un certain état du cinéma. Hollywood, en tant qu'usine idéologique, est avant tout un laboratoire d'observation de notre temps, puisque c'est le lieu où un pouvoir prend forme un imaginaire contrôlé. Mais aussi chez des individus : c'est ainsi que la faune et les situations débridées qui animent Hollywood permettent à Croneneberg d’exacerber sans que ce soit grotesque certains comportements, sa mise en scène subtilement expressionniste faisant alors office de loupe, permettant de regarder de près un état d’esprit qui dépasse largement le cadre restreint de l’industrie cinématographique.
En effet, Maps to the Stars porte sur l’état d’esprit d’une époque, comme un écho à la façon dont sont désormais régies nos relations sociales et au monde. Il suffit à titre d’exemple de regarder comment les réseaux sociaux sont devenus les normalisateurs de nos relations sociales et comment leurs interfaces sont programmées de façon à nous inciter à investir tout notre temps et notre énergie à la production d’une image fictive, distante de la réalité vécue, et à travers elle, à l’affirmation de notre ambition carriériste et à la construction de notre popularité, comportements qui deviennent la norme d’un sentiment d’existence, sans lesquels beaucoup d’entre nous ne se sentiraient plus vivre dans le monde ; Il suffit de voir, autre exemple, comment les médias et la publicité ont réinventés un rapport au sacré en suscitant l’imitation et l’adoration des célébrités ; sans évoqué aussi, le fait que l’argent soit devenu le baromètre religieux d’une vie réussi. Ainsi Cronenberg, à travers la peinture que Bruce Wagner (son scénariste) fait d’Hollywood, atteste de la dissolution d’une forme de connaissance intime, de savoir-vivre, de pensée, propre aux réalités de la chair et des viscères, propre à la vie du corps et à sa coexistence avec la mort. Cette dissolution laissant place à une fiction de réalité, dans laquelle la pression incessante du succès, de l’ambition, de l’appât du gain, de la popularité, de la relation à l'image, devient notre relation familière au monde. Mais une relation encore trop creuse et désespérée, encore trop fictive et dénaturée, trop distante du réel pour qu’elle puisse mener vers autre chose qu’une forme d'impasse existentielle.
Le film se clôt d'ailleurs par un suicide. Le regard vers les étoiles, dans un élan ultime de l'esprit, Benji et Agatha voudront embrasser dans une extase l'Univers tout entier, l'abolir pour devenir l'Un, acter l'immortalité dans un élan qui se veut liberté. Cela revient à se tuer pour nier la mort... Ultime ineptie, illusion et folie de ces étoiles sans corps.