à propos de Maps
to the Stars de David Cronenberg
Le titre "Maps to the stars" désigne, au premier degré,
les plans que l’on distribue aux touristes en leur vendant la promesse de
rencontrer les stars d’Hollywood. Mais les « les chemins menant aux
étoiles » c’est aussi, dans un sens dérivé, l’idée d’un cheminement vers
un certain état d’esprit, ou plutôt, vers un certain état de l’esprit,
qui a plus à voir avec la recherche d’un au-delà du monde dans
une forme de transcendance, dans un mouvement de dépassement de tout
conditionnement et de toute relation avec la réalité. On l’aura compris,
Hollywood est cette constellation, cet espace peuplé d’esprits ayant
« réussi » dans le show-business : réussi leur carrière de
célébrité, mais surtout, réussi (du moins le croient-ils) à s’arracher à la
dimension viscérale du réel, à ce qui relie leur corps au monde, pour ne vivre
que « comme des étoiles », dans une pure fiction de l’esprit. Les
stars qui peuplent le Hollywood cronenbergien n’ont en effet, littéralement,
plus les pieds sur terre.
Après un générique « la tête dans les étoiles », la
caméra prolonge son mouvement onirique en plongeant dans un bus à touriste dans
lequel Agatha sommeille comme une enfant. Lorsqu’elle descend du bus, elle est
encore endormie, la tête ailleurs, déconnectée d’une réalité à laquelle elle doit
se confronter néanmoins : elle commande une limousine mais ce sera une voiture
plus petite, elle dit venir de « Jupiter… » mais ajoute avec
déception « … Floride », elle ira se prosterner sur le bitume du Walk
of Fame d’Hollywood Boulevard en saluant l’esprit d’une comédienne décédée,
mais elle dira plus tard à son frère Benji qu’il n’y a rien à espérer une fois
mort car tout est alors néant. Ainsi Agatha se confronte au monde par des
désillusions successives, ce qui lui permet d’avoir à la fois un pied dans le
monde des « Stars » et un pied dans la réalité. De plus, elle
débarque à Los Angeles avec le désir de renouer avec les siens, les Weiss, mais
trouve à la place de sa maison d’enfance un vide, comme un rejet de la part de
sa famille qui, elle, a désormais disparu des cartes terrestres pour habiter
les hautes sphères d’Hollywood. Agatha sera donc l'agent mutagène, celui qui rappellera Hollywood au réel, et celui qui nous permettra, nous spectateurs, de nous ancrer dans un regard de mortel tout en naviguant dans des Cieux prétendument divins.
Mais si les « Stars » n’ont plus les pieds sur Terre, dans quelle irréalité sont-elles ? Tout d’abord, quel que soit la nature de leur état d’esprit,
celui-ci prend forme au sein d’un conditionnement par la logique du marché.
Benji est sans doute le personnage qui en témoigne le plus violemment.
Richissime et célèbre à 13 ans, il porte en lui les marques d’un façonnement
par l’industrie de l’entertainment. Sa mère, Christina, qui vit sa richesse à travers
celle de son fils, gère ses affaires et le soumet « à la pression
incessante du succès, à l’ambition, au désespoir, à l’appât du gain »
(Cronenberg). Elle le « frappe sans laisser de traces » dira Benji en
plaisantant à moitié, autrement dit, elle le conditionne, le sculpte de
l’intérieur. C’est dans ce contexte d’une pression idéologique qui forge des
individus réduits à la seule logique du show-business que va prendre forme un
rapport singulier au monde, celui des « Stars » du film. Un rapport
au monde qui passe à travers le prisme de la célébrité, de l’immortalité dans
l’image, et de la liberté dans la mort.
Maps to the stars observe alors à la loupe des comportements qui traduisent un
rapport à la vie qui s’avèrent hors de la vie elle-même.
Cela passe notamment par le rejet de toute détermination
biologique. Ainsi, Havana Segrand, star sur le déclin, tente de fusionner avec
sa mère en voulant absolument reprendre le rôle que cette dernière tenait dans
un film culte ; mais en même temps, elle tente de l’« évacuer »
hors d’elle lors de ses séances de thérapie-shamaniques, tentant ainsi par tous
les moyens de ne faire plus qu’Un, ou simultanément tout et rien, avec sa mère, à
la fois en l’incorporant totalement et en l’effaçant totalement de son esprit. De
même le père Weiss, Stafford, déjà dépourvu de relations affectives avec son
fils, rejette viscéralement sa fille, Agatha. Car celle-ci lui rappelle qu’elle
est sa fille, sa progéniture, ce qui inclut Stafford (tout comme d'ailleurs sa femme, Christina) dans un cycle naturel : plus la présence d'Agatha se fera sentir, plus son père la haïra tandis que sa mère sera très douloureusement ramenée à sa condition de mère ; mais aussi car Agatha détient le terrible secret de sa détermination
biologique : Stafford et Christina, sont frère et soeurs.
Et quand Agatha tentera de faire comprendre à son père qu’elle a
changé, qu’elle a grandie, celui-ci prendra un regard terrifié mêlé de haine :
car tel un enfant qui refuse de devenir adulte, Stafford exècre le mûrissement,
tout comme toute forme de métamorphose. C’est que ce rapport que les
« Stars » entretiennent avec la vie est semblable à celui de Purs
Esprits, autrement dit semblable à celui de divinités. Dieu est égal à
lui-même, il est dépourvu de toute contradiction interne, affranchi de tout
conditionnement, il n’est déterminé par rien d’autre que lui-même.
Il en va ainsi des rapports incestueux (que ce soit ceux de
Stafford et Christina ou bien ceux d’Havana et sa mère dont elle ne cesse de
fantasmer le viol), comme une conservation pure de l’Un, même dans l’union de
deux êtres distincts.
Le rejet de la détermination biologique se poursuit également dans
le mépris du corps. Ainsi pour Benji, la maladie, la souffrance, le
pourrissement, l’annihilation corporelle, auxquels il fait souvent référence
avec un dédain affiché, ne sont que des mots avec lesquels il peut jouer.
Et après que les studios aient fait pression sur lui parce qu’il fut dépendant
à la drogue, il court vomir aux toilettes, humilié par ce rappel au corps,
corps dont il rejette violemment la réalité, jusqu’à littéralement la
régurgiter.
Ce rejet du corps prend également une autre forme : celui du
désir d’immortalité. C’est ce que cherche Havana Segrand dans le culte de sa
propre image, obsédée par celle de sa mère dont l’étoile est sur Hollywood
Boulevard.
Cette aspiration à une forme d’éternité dans la célébrité refuse
de voir en face la nature organique et en constante mutation de la vie
qu’induit la réalité du corps.
Hors le corps est là, il est une entité primale qui ne cesse de
rappeler sa présence : Benji et son addiction à la drogue, Agatha et ses
brûlures, ou encore Havana et son état grippal chronique, Havana et sa
constipation, Havana et ses crampes… Aucune des « Stars » n’assume la
présence de cette matière organique et de tout ce qu’elle entraîne
nécessairement : manger, boire, dormir, déféquer… ou alors font semblant de
l’assumer, avec mépris pour elle, en lui faisant violence : le
vieillissement est tourné en dérision (Benji dira d’une fille qu’elle est "ménopausées à l’âge de 23 ans"), le
désir sexuel sert à jeter le corps en pâture (Havana jouera la gouine dans un
plan à 3 pour décrocher son rôle, ou ordonnera à un chauffeur de lui prendre
les « trous » alors qu’elle est malade)…
Inévitablement, ayant cessé de se confronter aux réalités du
corps, niant toute métamorphose possible et vouant son existence au culte de
l’image et de la popularité pour vivre un semblant d’immortalité, l’esprit des
« Stars » se retrouve piégé dans un rapport fictif, totalement
fantasmé, avec la réalité. D’où les hallucinations récurrentes.
Ainsi les “fantômes” sont comme des échos inhérents à la
conscience des protagonistes qui les hallucinent. Ils sont la mémoire des morts
qui viennent hanter l’esprit des “Stars”, et en cela, ils renvoient à cette
réalité implacable de la mort biologique dont ceux qui les imaginent veulent
faire abstraction. Autrement dit ils incarnent dans l’esprit des
« Stars » ce refus du devenir induit par la vie du corps. C’est en
cela que, à chaque hallucination fantomatique, c’est un climat de mort
prématurée qui s’impose. Et c’est en effet vers cette mort là qu’ils se
dirigent inexorablement.
Et cette mort prématurée est une mort forcée, voulue, une mort désirée comme une liberté de l’esprit enfin délivré du corps,
mort désirée qui confère en même temps au mode de vie des personnages une
dimension sacrée. C’est ce à quoi renvoie le poème d’Eluard, Liberté,
qu’entonnent les « Stars », ainsi que leurs « fantômes »
d’un au-delà fantasmé, à la façon
d’une prière.
C’est que, dans le monde qu’évoque Maps to the Stars,
si Dieu est bien mort, la relation au mystique, elle, n’a pas cessé pour
autant. Elle prend alors une forme nouvelle, cependant désespérée et
suicidaire. C'est-à-dire que, chez les
« Stars », c’est désormais la logique du pouvoir prééminent à
laquelle elles sont assujetties, celle du marché, qui a pris le relais de la
relation morale au sacré et qui se propose de les guider dans leur conduite spirituelle face à la mort. Les protagonistes étant assujettis
à leurs fantasmes, dépourvus de liens viscéraux, sensibles, intimes avec la réalité,
leur quête d’un Salut ne peut alors se transformer qu’en une croyance aveugle dans la promesse d’une transcendance, d’un au-delà qui n’existe pas en réalité :
celui d’une immortalité dans la célébrité. Dépourvues de toute consistance éthique, les « Stars »
ne sont que des Dieux-Images ne renvoyant à aucun sens intime du Cosmos. Dès
lors, une fois dépossédés de leur fantasme de célébrité et de carrière, les
protagonistes, conditionnés qu’ils sont dans un désespoir, dans un état
d’esprit reptilien qui anime leur ambition et leur appât du gain, il ne reste
plus de leur esprit que cet élan ultime : celui d’une auto-corrosion niant
le corps au point de l’annihiler, par le meurtre et le suicide. Issue choisie
sans choix, car les protagonistes, aveuglés qu’ils sont, sont incapable
d’imaginer qu’une autre vie puisse être possible.
Ainsi, en fantasmant leur identité
totale à elle-même, les « Stars » finissent tôt ou tard par
provoquer leur disparition du monde, tel ces étoiles supermassives au noyau vidé de toute substance qui s'effondrent sous la masse de leur enveloppe superficielle, s'effaçant dans un trou noir.
On notera que ce que filme Cronenberg n’a pas vocation à porter un regard satirique sur Hollywood. Il serait erroné de prendre
hâtivement Maps to the Stars pour une peinture acide et
ricaneuse d’un certain état du cinéma. Hollywood, en tant qu'usine idéologique, est avant tout un laboratoire d'observation de notre temps, puisque c'est le lieu où un pouvoir prend forme un imaginaire contrôlé. Mais aussi chez des individus : c'est ainsi que la faune et les situations débridées qui
animent Hollywood permettent à Croneneberg d’exacerber sans que ce soit
grotesque certains comportements, sa mise en scène subtilement expressionniste
faisant alors office de loupe, permettant de regarder de près un état d’esprit qui
dépasse largement le cadre restreint de l’industrie cinématographique.
En effet, Maps to the Stars porte sur l’état
d’esprit d’une époque, comme un écho à la façon dont sont désormais régies nos
relations sociales et au monde. Il suffit à titre d’exemple de regarder comment
les réseaux sociaux sont devenus les normalisateurs de nos relations sociales
et comment leurs interfaces sont programmées de façon à nous inciter à investir
tout notre temps et notre énergie à la production d’une image fictive, distante
de la réalité vécue, et à travers elle, à l’affirmation de notre ambition
carriériste et à la construction de notre popularité, comportements qui
deviennent la norme d’un sentiment d’existence, sans lesquels beaucoup d’entre
nous ne se sentiraient plus vivre dans le monde ; Il suffit de voir, autre
exemple, comment les médias et la publicité ont réinventés un rapport au sacré
en suscitant l’imitation et l’adoration des célébrités ; sans évoqué
aussi, le fait que l’argent soit devenu le baromètre religieux d’une vie
réussi. Ainsi Cronenberg, à travers la peinture que Bruce Wagner (son
scénariste) fait d’Hollywood, atteste de la dissolution d’une forme de
connaissance intime, de savoir-vivre, de pensée, propre aux réalités de la
chair et des viscères, propre à la vie du corps et à sa coexistence avec la mort. Cette dissolution laissant
place à une fiction de réalité, dans laquelle la pression incessante du succès, de
l’ambition, de l’appât du gain, de la popularité, de la relation à l'image, devient notre relation
familière au monde. Mais une
relation encore trop creuse et désespérée, encore trop fictive et dénaturée,
trop distante du réel pour qu’elle puisse mener vers autre chose qu’une forme d'impasse existentielle.Le film se clôt d'ailleurs par un suicide. Le regard vers les étoiles, dans un élan ultime de l'esprit, Benji et Agatha voudront embrasser dans une extase l'Univers tout entier, l'abolir pour devenir l'Un, acter l'immortalité dans un élan qui se veut liberté. Cela revient à se tuer pour nier la mort... Ultime ineptie, illusion et folie de ces étoiles sans corps.