01/06/2017

La plénitude incarnée d’un trou noir.

Soulages raconte qu’un jour il n’arrêtait pas d’ajouter et d’enlever du noir, chaque touche en plus ou en moins ébranlant la cohésion même de sa toile. Pourquoi ça ? Pourquoi ici ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Butant contre un point d’impossible à le rendre fou, il avait fini par quitter l’atelier comme on fuit un écroulement fatidique. Et pourtant, revenant à sa toile deux heures plus tard, le lieu du désastre s’était transfiguré contre toute attente. Soulages affirme que le noir semblait avoir tout envahit, à tel point que c'était comme s'il n'existait plus. C’est que, loin d’une simple contrariété vis-à-vis du noir lui-même, l’obsession, la fuite puis l’illumination par lesquelles est passé l’artiste nous engagent dans une contradiction bien plus grave. Ce n’est pas tant le noir lui-même qui fait trembler la main du peintre, que ce qu’il porte en lui d’impalpable, d’irréductible à son pigment, d’informalisable par l’esprit. Ce n’est pas tant la forme du noir qu’un excès de forme dans le noir qui fait de sa présence un surplus, un agent mutagène qui effrite l’intégrité du cadre. Obscure présence d’un dehors attestée du dedans, cet excès éclaire un reste qui échappe au regard, un point de cécité qui contredit le cheminement instinctif, naturel, du peintre.
Mais finalement, dit Soulages, « la nature, c’est tout ce qu’on veut ». Si bien que dans tout processus créatif s’impose le moment charnière où ce qui fut acquis comme naturel révèle son artificialité. « Dans la mesure où il y a un choix quand on peint, poursuit Soulages, on s’oppose à ce que nous propose la nature ». Ce qui suppose de s’opposer aux préconceptions culturelles, ainsi qu’aux pathologies affectives, dont l’accoutumance produit le ça-va-de-soi d’une réalité familière. Le choix dont parle Soulages est celui d’une lutte active contre la rétention passive d’un même mode de perception qui, au fil du temps et des répétitions s’enracine dans l’illusion d’un Tout substantiel, d’une vie intérieure riche de concrétude, certaine d’elle-même.
Il y a bien là un appel du dehors, un point de résistance à toute domestication par les préjugés comme par l’instinct qui presse une personne à l’autodépassement de son vécu concret, afin de ne pas succomber, amorphe, aux affres d’un inéluctable déchirement intérieur. Soulages témoigne : « Il devait y avoir là quelque chose de particulier dont je n’étais pas conscient puisque je continuais. Alors je me suis dit : « je ne suis pas masochiste, pourquoi est-ce que je continue ? » ». Butant contre sa propre limite, mais déterminée à poursuivre son effort de formalisation, la conscience subit de fait une torsion qui pousse l’expérience du monde à s’apparaître à elle-même. L’instinct et le sens commun se prennent ainsi eux-mêmes pour objet d’étude. Dans cette courbure de la conscience sur elle-même réside la conversion de la vie intérieure en abstraction. Abstraction qui, en définitive, n’est rien d’autre que la substance d’un vécu qui s’arrache de son ancrage concret, se simplifie, se réduit à un signe, à un point ou une entité à partir de quoi elle se désigne elle-même, se prend à témoin, s’objectivise.
En soustrayant de sa pratique le surplus de noir qui lui faisait obstacle pour en faire le point de départ d’un nouveau mode de remplissage, Soulages réduit, simplifie, totalise dans un unique pigment toute la richesse de sa vie intérieure, toute son approche du réel dont le noir est désormais le liant. La toile n’est plus seulement une surface du monde sur laquelle s’applique une peinture, mais l’espace sur lequel se matérialise la courbure révélatrice du noir : l’opposition palpable d’une nouveauté inhérente à son cadre, et du réel éculé qui l’entoure.
Par ce choix exclusif, l’artiste s’oppose à tout ce que lui proposait le sens commun, le sens naturel ou devenu-naturel des choses qui promulguait, par exemple, l’imitation convenue de telle diversité de couleurs ou de telle loi de composition. Cet acte d’abstraction lui permet dès lors d’étudier, de disséquer, de recomposer son approche préconçue des formes, chose dont il était incapable tant qu’il demeurait englué dans la Substance d’un savoir-faire, d’un instinct, et d’une éducation établis.
Soulages en est conscient : « c’est toute l’expérience qu’on a du monde qui est concernée. » Seule une reconsidération dans son ensemble de l’expérience du monde peut faire émerger du tableau une lumière encore inconnue, une lumière d’outre-monde que Soulages nommera bien plus tard l’«outrenoir», mais qui, en réalité, était déjà le cadre abstrait primordial et implicite de ses toiles à venir.
Evidemment, cette torsion, cette autoréflexivité fondatrice n’est pas théorique, au sens où son processus d’abstraction est d’abord un savoir sensible. D’autant plus chez Soulages, dont la réserve intellectuelle contraste avec les élans textuels de Cézanne, Kandinsky ou Klee. En revanche, son art fait précisément concept en ce qu’il se déploie dans une dimension pré-intelligible, celle des variations physionomiques du noir, dont le traitement se veut primitif, le moins possible parasité par des représentations admises ou des affects personnels, antérieur à toute projection symbolique comme toute structuration rationnelle. Là est l’effort conceptuel de l’art en général, dans cette régression, à partir d'un excès de forme dans la forme, au niveau de la pure incarnation des phénomènes, du pur maelstrom des impressions sensibles. L’art dépasse ainsi la familiarité du vécu concret dans l’appréhension a-pathologique et a-sociale d’une nouvelle réalité sensuelle, dans une régénération perceptrice totale. Néanmoins, encore faut-il qu’elle soit effectivement perceptible. Il faut donc retourner au concret, en fournir la preuve par l’acte de peindre, la travailler, mettre à l’épreuve sa consistance, ses limites, sa norme, sa beauté. Le « trauma » du noir doit s’actualiser dans l’œuvre, imprégner le tissu des toiles ; et la peinture comme objet d’étude pour un sujet, se confondre avec l’incarnation du sujet dans la chose-peinture.
Paradoxalement, ce n’est qu’en réduisant toute la réalité au noir, qu’en excluant tout le reste, que l’œuvre peut prendre forme et consister ; c’est-à-dire, réintégrer, ré-agencer ce reste, tout le reste : réinvestir les couleurs, la lumière, la matière, le temps, l’espace, le sens… toute la présence d’un monde.
Paradoxalement, c’est ce qui a rendu l’expérience exsangue de sa riche substance concrète qui maintenant l’irrigue. C’est l’abstraction de l’outrenoir qui dicte désormais le degré d’apparition des formes concrètes, qui règle leur intensité, la rythmique de leur alliage comme l’identité de chaque tâche. Au point que la diversité sensible de la toile semble vivre de façon indépendante du noir, autrement dit, que s’oublie l’abstraction qui la fonde. Une double cécité est donc à l’œuvre : d’abord l’exclusion du sens commun par l’outrenoir, puis la forclusion de l’outrenoir par sa réalité tangible. L’outrenoir devient un monde en soi, avec ses phénomènes, ses constellations, ses cosmogonies. Un ton ocre n’est pas un ton ocre, mais un animal qui a sa propre morphologie, son propre écosystème, sa propre démarche. Forme et fond finalement se confondent dans leur oubli mutuel, et chaque fois que le peintre passe à autre chose, c’est que ce lien quelque part s’est défait, qu’il faut à nouveau s’abstraire du concret pour mieux s’y réincarner.
Soulages note qu’il y a 400 siècles on s’enfonçait déjà au plus profond des cavernes pour y peindre la lumière en noir. D’une certaine façon, sa peinture est la continuité de cette intuition métaphysique ancestrale : voir, c’est s’aveugler.
C’est que toute vie humaine a besoin de fuir le vide d’un aveuglement en plein jour. Et pour cela elle sculpte la lumière, donne forme aux choses, architecture l’univers. Mais c’est à nouveau la cécité. Il faut, à l’infini, exclure pour inclure et s’aveugler pour vivre. C’est là, concentré dans cette dialectique de l’« outrenoir », qui sculpte la lumière par l’obscurité, l’apparition par la cécité et la substance par le vide, que se tient le mystère essentiel : celui de l’apparition d’un monde et sa transmutation.