Prolongement
aux réflexions à propos d’Adieu au langage
Godard
centrait sa recherche autour de la quête d’une pensée qui irait puiser ses ressources au cœur de l’art. Le cinéma interrogeait ainsi la lucidité de sa voyance, la clarté de son regard
pourtant issu des Ombres, de la non-clarté même. Dérivant de ce questionnement,
vient une réflexion sur la valeur politique de l’art, de son rapport
inévitablement paradoxal avec le pouvoir, dès lors qu’on considère l’expérience
de l’art comme l’expérience profonde d’un non-pouvoir.
✳ L’exercice de l’art est cette attitude,
cette recherche qui, pour celui qui y œuvre en tant qu’artiste ou en tant que spectateur
critique, tend à se désolidariser de la logique du pouvoir et de son
conditionnement langagier. Comme le montrait Godard, l’art prend place dans
l’exercice d’une forme d’animalité, d’une ouverture sur l’Ouvert, ouvrant sur
le Dehors, et en cela, permettant l’émergence d’une nouveauté dans la pensée. S’égarant
hors du monde, en tant que le monde est celui pouvoir – c’est à dire celui de
la conscience qui compose nos affects dans l’espace et le temps (celui, pour le
dire vite, de notre emploi du temps) - l’art, ce parcours insensé et inutile de
l’esprit, transforme ce monde, en tendant à s’affranchir de son espace-temps pour
faire émerger son espace-temps qui,
sans doute, n’a déjà plus rien n’a voir avec le temps ni l’espace mais plutôt
avec des dimensions multiples, versatiles, dissimulées et sans noms. Et cette
transformation du monde se fait d’autant plus effective qu’elle est celle qui s’ancre
le plus profondément dans les racines du réel, puisque ce que l’art médiatise,
fondu dans la coquille extérieure du langage qu’il emploi, c’est le Diable de
la nouveauté, de l’impensé, de l’impossible, qui bouleverse toutes formes de
perceptions établies en brisant nos liens familiers avec elles, en faisant
trembler leur socle fragile et illusoire. Il semble que, sans la pensée
nouvelle que médiatise l’art, notre conscience s’asphyxierait dans l’irréalité
d’une pensée unique, étriquée et dogmatique. Plus encore, la vie dans le monde
ne serait qu’affirmation de pouvoir, de puissance d’emprise, de négation de la
négation (puisque c’est là, nous dit Hegel, le moteur même de la conscience),
dont l’ultime projet serait la négation de l’ultime altérité négatrice, à
savoir la mort : ce qui revient à dire que, sans cette pensée nouvelle, ce
vers quoi tendrait toute forme de pouvoir serait purement et simplement la
négation de la mort, l’affirmation ultime de la vie comme puissance, autrement
dit, le suicide. Se tuer pour s’affirmer, soi et sa puissance, sur la mort qui
nous nie. De ce point de vue l’Histoire ne cesse d’être rythmée par le refrain
de ces sociétés totalitaires - où subsisteraient uniquement la propagande et
l’art utile « au service »
de la culture - qui finissent par
retourner leur mouvement d’emprise totale sur le Tout, d’annihilation de l’Autre,
sur leur propre population, leurs propres dirigeants et leur propre culture.
✳ Blanchot considère que l’errance dans le
Dehors est l’accueil d’une mort (d’une « seconde mort »), en tant que
cette mort est le non-rapport avec le monde, l’impossible, l’impensable,
l’ineffable, l’impuissant. Dès lors, celui qui revient du Dehors ramène en
quelque sorte une mort dans le monde. Et c’est cette mort là qui paradoxalement
vient insuffler à la vie en tant que pouvoir, possibilité, projet, une
impuissance qui la transforme, pour reprendre les termes de Nietzsche, en
puissance de vie, en volonté de puissance. Ainsi, l’exercice de l’art nous
amène vers la pensée du Dehors, pensée incommunicable, qui, en étant tout de
même médiatisée par la forme extérieure de l’art (la mise en scène d’un film
par exemple), va revenir dans le monde pour y faire apparaître ce mouvement
d’errance dans le Dehors. En cela, l’art vient insuffler un souffle de
puissance toute féconde, novatrice et créatrice au sein du monde sculpté par le
pouvoir. Seule la pensée nouvelle, car jusqu’ici impensée par la conscience
établie, peut amener cet impossible,
ce non-pouvoir, qui est l’oxygène
nécessaire au pouvoir afin que celui-ci ne finisse par s’effondrer sur son
propre dessein d’étouffement par normalisation, réduction, et digestion du
monde jusqu’à lui-même, dessein qui est son essence même. La pensée de l’art
participe donc à ce qui donne corps à la vie en tant qu’énergie féconde, et
simultanément, à ce qui résiste sans cesse au désir de prééminence du pouvoir en
le faisant constamment muter de forme.
✳ Le renouveau de la pensée que permet
l’art (parmi d’autres formes culturelles accueillant la pensée) implique donc
une perpétuelle transmutation du pouvoir et de son monde. Nous pouvons en juger
concrètement en prenant appui sur les trois films traités dans les articles
précédents (Welcome to New York, Maps to the Stars, Adieu au langage), d’autant plus que ceux-ci renvoient directement
à la nature du pouvoir de notre époque, à son état d’esprit.
Ainsi
nous quittions Adieu au langage avec
l’idée d’un questionnement éthique quant à l’avènement d’une nouvelle forme
d’Homme. Godard nous prouvait par son œuvre la possibilité d’un nouveau
langage, d’un langage jusqu’ici impossible. Par le refus du langage d’un
pouvoir étouffant toute vie féconde de son savoir technique et de sa foi
aveugle dans la logique, d’un langage creux dont les mots n’ont plus que leur
signification à donner à un réel sans corps, Godard opposait un langage provenant
du Dehors, de l’Ouvert, de l’Animal, d’une conscience qui n’était plus celle de
l’Homme mais d’une forme nouvelle. Le film se terminait par la possibilité d’une
révolution, mais il n’inaugurait pas pour autant une ère nouvelle.
Dans
Welcome to New York, l’humain
devenait l’individu assujetti à ce pouvoir que Foucault nomme « pastoral »,
à ce contrôle de sa subjectivité la plus intérieure et de ses affects les plus
intimes, « du berceau à la tombe » (Deveraux), par un Etat devenu
garant d’un Salut. Le film de Ferrara se révélait prendre place dans une
société où même les techniciens du pouvoir ne pouvait plus se prétendre
architectes de celui-ci tant la machine étatique était devenue autonome. Machine
à conditionner et à former à coups de logiques implacables et de raisons
morales artificielles et dénaturées, étouffant dans l’œuf toute volonté de
puissance, toute tentative de passer outre la frontière du pouvoir, sous peine
d’être exclu. Une question urgente apparaissait alors, de savoir comment faire
pour qu’une éthique, pour qu’un comportement dicté par soi et pour soi dans un
souci d’authenticité et de quête d’une pensée, d’une parole, d’un regard, d’un
sentiment dirigés vers ce qui apparaît le plus essentiel pour sa vie, ne soit
pas digéré par le pouvoir, ne soit pas déformé pour être mieux intégré à une
normalisation comportementale, ou encore, pour qu’il ne soit pas totalement
réprimé.
Enfin, les « Stars » du film de Cronenberg quant à elles,
d’une manière certes perverse, affirmaient au fond le désir de libérer ce
qu’elles considéraient comme la vie, en tant qu’exclusivement mouvement de vie,
c'est-à-dire en tant que refus d’une réductibilité au conditionnement
biologique, en tant que libération de la vie de sa coexistence avec la
mort et en tant que fantasme dune immortalité dans l’image, sacrifiant au
passage un rapport au réel que seule l’acceptation de la présence et du primat
du corps pouvait leur conférer. Ce désir, bien qu’il soit
fondamentalement mû par un délire de puissance, peut
expliquer sa présence par le fait qu’il est en mesure de se concrétiser
désormais en partie : ne serait-ce qu’à travers les manipulations du génome,
qui brisent le mur infranchissable du corps fini et ouvre les portes d’un monde
illimité, thème que Cronenberg avait ouvertement exploré dans The Fly ; et, dans ce
prolongement, Maps to the Stars porte ainsi sur
l'actualisation, dans les esprits d'aujourd'hui, d'un horizon de vie qui se
veut sans limite.
Ce
que, pris ensemble, nous renvoient ces films, c’est à la fois l’ouverture à un
nouvel et vaste horizon de vie, et à la fois l’impossibilité d’atteindre cet
horizon. Il y a bien la présence d’une époque nouvelle, du fait même que la
nature de notre langage, celle de l’Etat, ou encore notre conception de la vie
et de l’existence sont animées par un terrible manque de nouveauté. Mais il y a
simultanément une impasse qui endigue le flux de forces nouvelles et encore
sauvages. Car ces forces sont encore trop libres, car trop obscures, pour que
le pouvoir puisse se les approprier : ce qui pointe à l’horizon de ces
films c’est encore un horizon, lointain et sans fins ; c’est l’horizon d’une
semi-immortalité (Maps to the Stars), de la machinalisation de l’humain (Welcome to New-York) ou d’un nouveau
langage, la métaphore (Adieu au langage). Et à ces horizons
lointains et pourtant bien présents, dont la potentialité gronde sous nos
pieds, s’oppose un mur : un désir d’élévation éthique impossible et un contrôle
du pouvoir insurmontable (Welcome to
New-York), une affirmation du suicide comme échappatoire à une existence
sans corps (Maps to the Stars), ou
une interdiction de toute expérience intérieure (Adieu au langage).
✳ Entre les forces sauvages du Dehors et
ce mur, il y a un gouffre, un vide qui semble insurmontable. C’est que les
forces qui font l’Homme d’aujourd’hui rencontrent des forces qui semblent
échapper encore à tout projet d’avenir, à toute stratégie politique. Et de ce
fait, ces forces nouvelles viennent tétaniser le pouvoir du fait, à la fois de
leur profonde indétermination, mais aussi de l’immensité de leur capacité à bouleverser
et renverser le monde tel qu’il est en ce moment établi.
On
ne s’étonne pas dès lors d’entendre, dans Adieu
au langage, cette citation de Badiou soulignant le tournant d’une époque
qui, si l’on peut dire, ne veut pas tourner : « Que se passe-t-il ? Continuation vaille que vaille d’un
monde fatigué ? Fin de ce monde ? Avènement d’un autre monde ? Que nous arrive-t-il
donc, à l’orée du siècle, qui ne semble n’avoir aucun nom clair dans aucune
langue tolérée ? ». C’est que la pensée est paralysée par l’impuissance
à laquelle sa puissance se confronte. Là voilà du coup engourdie dans son
institutionnalisation, réduite à son utilité publique, à une technique de
communication parmi d’autres, réduite à des paroles qui n’ont rien d’autre à
offrir que des propos joliment calibrés et logiquement agencés, à des arguments
préfabriqués prêts à s’intégrer dans un débat d’opinions, ou encore à la
transmission d’un message, d’une in-formation.
C’est aussi que, en conséquence, la nouveauté n’ayant plus de moteur, le pouvoir
se replie alors sur lui-même. Son hermétisme de plus en plus opaque à toute
pensée nouvelle, sa peur de l’inconnu, sa fermeture à l’impossible, ne peuvent
conduire qu’à un étouffement de la conscience, étouffement qui évidemment s’actualise
dans un étouffement physique dont la forme ultime est l’annihilation, des
autres comme de soi. D’où un refus généralisé d’ouvrir les yeux sur la réalité
de notre époque, refus qui nous oblige à penser, sentir et voir d’une façon
ancienne, désynchronisée de l’exigence de nouveauté qu’implique les nouvelles
techniques, les nouveaux savoirs, et les nouveaux modes de relations qui se
tissent entre les personnes, refus qui nous isole dans une irréalité de plus en
plus distante des besoins urgents. D’où la peur généralisée qui en découle, qui
dissimule une totale incapacité à se questionner sérieusement sur notre
condition, sur la place qui est la notre, aujourd’hui sur Terre et dans l’Univers.
D’où également, l’apparition d’un totalitarisme, encore embryonnaire, qui
pointe le bout de son nez à travers notre société de contrôle, et s’installe
insidieusement dans notre quotidien, dans notre intimité, dans notre
subjectivité : et, plus violent encore que le concept de biopolitique, c’est l’image troublante du
Body Snatcher qui vient en tête pour
qualifier la nature de notre régime politique actuel.
Pour
dire tout cela autrement, reprenons cette idée d’un gouffre infranchissable et
imaginons qu’il sépare deux rives : nous vivons aujourd’hui sur une rive de
plus en plus désertique et compressée sur elle-même - celle où règne en
maître la vie comme puissance – et
nous n’arrivons pas à franchir le gouffre vers une rive plus fertile :
celle qui accueillerait la puissance de
vie mais qui, en même temps, nous amènerait à nous risquer au vide de l’inconnu.
Le pouvoir est alors confronté à son expérience–limite : car celui-ci
désir à tout prix saisir l’avenir, le déterminer, pour l’inscrire dans un
projet, dans une stratégie ; cependant toute détermination, toute saisie
s’avère désormais impossible, et le pouvoir recule face à ce qu’il considère
comme une impasse. Recul qui prend la forme d’un décalage avec la réalité
présente, pour mieux s’inventer du temps, pour s’aider à projeter des plans,
plans qu’évidemment il ne trouvera pas car seul l’impossible pointe à
l’horizon.
Encore
une fois, ce dont le pouvoir manque c’est d’une pensée profondément neuve, que
seul peut lui conférer un non-pouvoir. Seule la conscience revenue de
l’impossible peut rendre l’impossible possible dans le monde. Voilà
l’inspiration qui manque aujourd’hui.
Or,
citait Godard, « L’expérience
intérieure est désormais interdite ». C’est pourtant elle que tout réclame
lorsque le pouvoir, comme aujourd’hui, n’offre à penser que la détresse d’une
existence prenant conscience du vide qui la sous-tend. La misère intérieure s’étend,
chez les nantis comme les déshérités. Et la toute puissance de l’Etat n’arrange
rien en incitant sans cesse à se laisser guider et écraser par le poids de sa
bureaucratie, de ses valeurs morales et de ses torrents d’informations,
étouffant toute capacité d’indépendance et d’autonomie éthique, et donc toute
émergence d’un sujet pensant.
Or
c’est lui, ce sujet pensant, que réclame l’art, tant à ceux qui le pratique qu’à
ceux qui y prennent part en spectateurs. Et un sujet pensant n’est pas
nécessairement un sujet qui intellectualise ou rationnalise (ceci n’étant qu’une
façon de médiatiser la pensée), c’est avant tout celui qui s’ouvre,
consciemment ou non, au Dehors, à l’Ouvert, à la Nuit, et en s’ouvrant à ces
territoires hors du monde (et au fond introuvables), il s’égare du pouvoir,
prend son indépendance vis-à-vis de lui et de sa réalité imposée :
autrement dit, en faisant un détour par le non-pouvoir, il revient dans le monde
avec en lui un autre pouvoir qui est
avant tout un pouvoir de soi, par soi, et pour soi. Et ce pouvoir de soi n’est pas à confondre avec un individualisme ou un
égoïsme. En revanche, nous pouvons dire que ce pouvoir de soi a son propre salaire qui n’est pas celui qu’on
trouve sur un bulletin de paye mais dans l’accomplissement d’une paix en soi,
sa propre ambition qui n’est pas celle d’une carrière, mais le fait de pouvoir embrasser
le monde d’un regard de voyant, sa propre reconnaissance qui n’est pas celle
des honneurs et du mérite mais qui est celle de l’Univers tout entier qui nous
reconnaît dans un sentiment de vérité.
En
cela le pouvoir de soi est intimement
lié à l’art, en tant qu’il est lui-même un art de vivre ou encore un vivre pour l’art. Mais en cela aussi il
est exigeant et difficile à mener à bien, car il recherche l’impossible, et de
ce fait, l’homme qui revendique une telle liberté fait sans cesse
l’aller-retour entre elle et sa trahison. Car, si cet homme appartient encore à
la vie, à l’affirmation de son être dans le monde (ne serait-ce que parce qu’il
respire encore), alors ce désir de liberté se heurte sans cesse à la
résistance que lui oppose cette vie, cette puissance sans laquelle il ne peut
respirer, ni manger, ni se mouvoir physiquement. Ainsi s’il peut dire qu’il vit
de cet art, que sans lui, il ne pourrait plus se sentir exister, c’est qu’il
est revenu de l’impossible, qu’il s’est plus ou moins réintégré dans un
pouvoir, mais en même temps, qu’il résiste à ce pouvoir. Et cette résistance,
certains la qualifierons de lutte insensée, d’opposition stérile, alors que
tout au contraire, nous l’avons montré, elle est ce qu’il y a de plus fécond au
monde. Car il ne s’agît en rien, dans l’art en général et dans celui de se
gouverner soi-même en particulier, de bêtement dynamiter ou écarter d’un revers
de main le monde du pouvoir, ni au contraire d’assigner à l’art une mission ou
un service utile (puisque l'art n'a aucun but, mais est l'errance qui recherche une vérité indéterminable dans son errance même, et vouée en cela à une errance infinie qui ne prend fin, momentanément, qu'à travers sa matérialisation dans une oeuvre, évidemment insatisfaisante car elle n'a justement pas atteint son hypothétique "objectif" de toute façon impossible à atteindre). Mais il s’agît d’une façon immanente et sous-jacente au pouvoir,
d’invoquer la pensée, d’invoquer, à travers l’art, un appel d’air dans lequel
s’engouffre une puissance Obscure qui porte en elle les forces de la Nuit, de
l’indéterminable, de l’impossible, qui seules peuvent rendre accessible une
nouvelle ère, un nouveau monde, et faire renaître les forces du Jour au sein
d’un pouvoir qui ne serait plus replié sur sa propre logique d’emprise.
✳ En résumé, le présent sans projet, autrement
dit l’observation de la réalité présente telle qu’elle est, autrement dit celle
du regard de l’artiste (celui qui se gouverne lui-même par l’exercice même de
son œuvre), en nous permettant d’embrasser le monde comme si l’on venait de le
rencontrer pour la première fois, nous permet d’être à nouveau présent dans un
monde lui-même nouveau, et par conséquent, de le penser et de le vivre à
nouveau : il se passe dans la Nuit de cet oubli une expérience intérieure grâce
à laquelle, pour reprendre Godard, on « voit dans l’invisible », et
lorsqu’on ressort de cette Nuit, car on en ressort toujours à moins d’être
mort, alors le monde s’en trouve grandi, car notre savoir du monde gagne non en
clarté, regard étriqué, mais en voyance, regard infini.
_____
Un
article de presse reprenait récemment dans son intitulé une citation de Godard
qui disait : « le cinéma est un oubli de la réalité ». Et ce
matin, une émission de radio utilisait quant à elle en jingle un enregistrement
sonore du cinéaste déclarant : « On peut dire que c’est ça le
cinéma : le monde devient rêve et le rêve, à son tour, devient
monde ».Voilà qui d’une certaine façon synthétise touts nos propos. A
savoir que c’est l’oubli de la réalité qui est la médiation vraie de l’œuvre
d’art - comme dit Godard, l’art « enregistre cet oubli » - sa
médiation première, avant même l’extériorité de son langage, bien que cet oubli
ne puisse être lui-même médiatisé que par ce langage. Lorsque l’on s’assoit
dans une salle obscure et que vient à nous une œuvre d’art, alors on s’égare du
monde, on oubli ce que l’on sait, ou plutôt ce que l’on doit savoir, ce que
l’on doit voir ou doit penser, et alors on accueille l’impossible, ce
non-savoir qu’apporte l’œuvre, comme si elle révélait la nature de l’Univers
vierge de toute pénétration consciente. De cette expérience on ressort alors
changé (à des degrés plus ou moins bouleversants), car le monde d’où l’on
provenait avant de rentrer dans cette salle, en conséquence, a lui aussi
muté : on a oublié la réalité pour mieux se souvenir de ce qu’elle est
vraiment, c'est-à-dire de ce qu’elle est en dehors de son affirmation par le
pouvoir, dans l’ombre du savoir, dans la grandeur de son ignorance.