17/07/2014

Le Prométhée moderne

à propos d'Adieu au langage de Jean-Luc Godard

« Je suis là pour vous dire non, et pour mourir ».
Le grand Non de Godard est dirigé contre la puissance de la non-pensée : puissance qu’Hitler nous a laissé dans sa victoire posthume, celle d’un « espoir aujourd'hui insensé » dans « l’ogre » étatique et sa technique (« Le nucléaire, les OGM, la publicité… », on ajoutera désormais la 3D), dont le savoir et la logique, autrement dit son langage, dévorent les âmes égarées qui s’attachent aveuglément à lui. Dès lors, la résistance godardienne consistera à trouver un autre langage échappant à ce mouvement de la puissance, à trouver une pensée qui ne se laisse pas approprier par lui, par ses mots, par son dessein d’emprise, d’identification, de réduction dans une compréhension lisible et claire du monde. Un grand Non donc, qui s’affirme comme une pensée autre vis à vis du pouvoir, donc comme un non-pouvoir, et comme une non-clarté : et ce sera l’obscur cinéma de Godard.
Au début du film, un philosophe feuillette un livre de peintures abstraites de Nicolas de Staêl, et dit : « L’expérience intérieure est désormais interdite par la société en général et par le spectacle en particulier. Ce qu’ils appellent les images devient le meurtre du présent ». C’est que ce dont la pensée manque c’est bien de cette expérience intérieure et profondément mystérieuse (celle qui met de « la profondeur dans le plat », celle qui donne à la neutralité plate des images, l’affirmation et la profondeur des peintures abstraites de de Staêl) ; ce dont elle manque c’est de retrouver sa place dans cette expérience, et Godard nous le rappellera, cette place ne peut se trouver que dans une mise en rapport de la conscience avec l’obscure nature : dans le monde-forêt des indiens Apaches, dans le sexe d’une femme rappelant l’origine du monde, ou encore, dans le caca qui met tout le monde à égalité.
Le grand Non de Godard prendra donc la forme d’une pensée dont le retour obscur à la nature, à la façon d’un retour à un savoir ignorant, passera par un Adieu au Langage, adieu qui déjà annonce le retour d’un nouveau langage, d’une nouvelle pensée, d’un nouvel Homme.


     Le film s’articule sur un motif, Deleuze dirait de différence dans la répétition, tracé par deux couples. Si leurs noms sont distinctement différents (Josette/Gédéon pour le premier, Ivitch/Marcus pour le second) leurs apparitions semblent en revanche s’interpénétrer au cours du montage, si bien qu'on les confond souvent, d’autant plus que leur apparence physique est proche.
Le premier temps du motif est tracé par un premier couple. Celui-ci est englué dans l’emprise d’un pouvoir dont il sent la dictature et le climat violent (« Est-ce que la Société est prête d’admettre le meurtre comme moyen de faire reculer le chômage ? » entend-t-on à un moment), à l’image de ce Docteur Jekyll et mister Hyde qui passe à la télévision. "Il ne faudra pas rester là Gédéon, dit Josette. Je vous dit que c'est dangereux".
L’homme et la femme rencontrent alors le chien, Roxy. Celui-ci se met entre eux deux ; le chien comme entre-deux : l’attitude spirituelle de l’homme et de la femme, tout comme celle du film, accueillent au contact de Roxy une part plus animale, moins Homme, un entre-deux. Aussi, le chien est mis en rapport avec à la fois le sentiment d’une mort et d’une renaissance de quelque chose dans la conscience. Et alors que le premier couple se sépare, c’est le second couple qui va suivre l’appel du chien.

"Tous ceux qui manquent d'imagination se réfugient dans la réalité. Reste à savoir si la non-pensée contamine la pensée" (c’est par ce carton que s’ouvre le film). L’adieu au langage est ce refuge dans le réel, en tant que lieu de la pensée, au regard du manque d'imaginaire, donc aussi de l'aporie du langage. Ce refuge dans le réel est le parcours même du couple au contact du chien. Le couple fuit un Etat, sa logique, son langage, pour s'ouvrir, métaphoriquement, à l'animalité du chien, L’homme, la femme et le chien sont comme les trois entités symboliques permettant le renouveau d’une pensée à travers l’abandon du langage du pouvoir. 
Et pour atteindre ce renouveau, il faut d'abord rompre avec le « face à face » qui « invente le langage », c’est à dire parler et voir hors d’un rapport dialectique (la femme dit à l’homme : « Faîtes en sorte que je puisse vous parler » - et l’homme répond : « Je ne dirai presque rien. Je cherche la pauvreté dans le langage »). Car "Dès que les regards se prennent on ne peut plus être seul. Il y a de la difficulté à rester seul". Hors seule cette pauvreté dans le langage peut donner à ressentir le Dehors. Il faut donc se séparer. Vient alors le chien qui accompagne l'errance du couple disloqué. C'est alors l'ouverture au Dehors. « L’un est dans l’autre, l’autre est dans l’un, et ce sont les trois personnes » répète souvent Godard. L'Un, la femme, l'Autre, l'homme, et le chien, qui n’est autre que « l’un dans l’autre et l’autre dans l’un », c’est à dire l’entre-deux, l’entre eux deux, c'est à dire cet Ouvert qui ouvre sur l’Altérité : au contact de Roxy, et tout comme lui, le regard de la caméra tend à être ce qu'il regarde, tend à être dans les choses mêmes et non dans leur représentation par une conscience fermée sur elle-même, mais hors de soi. « Ce n’est pas l’animal qui est aveugle, mais l’homme, aveuglé par la conscience, qui est incapable de regarder le monde. Ce qui est dehors est-il la vérité ? » - Un plan sur Roxy : la présence du chien ouvre le film, nous ouvre, sur un en-dehors de la réalité familière du langage, dans lequel l’homme et la femme se réuniront à nouveau, dans une conscience réunie et transformée. Il aura fallu Roxy, autrement dit l’invocation du Dehors, pour faire muter une conscience écartelée, en quête de l’obscure altérité.
Sur ce point le choix du chien (au lieu d'un autre animal) est intéressant. D'abord parce qu'il est associé à l'idée qu'il soit "le seul être sur Terre qui vous aime plus qu'il ne s'aime lui-même" : symboliquement, il est l'être qui accueille l'Autre (et sa forme extrême, le Dehors) qui ne le nie pas. Mais aussi parce que, dès lors, ce n’est pas le chien qui a pour maître l’homme comme la femme, mais au contraire, l’homme comme la femme qui ont pour maître ce chien qui va de l’un à l’autre et permet un rapport profond entre eux. La présence du chien apporte au film lui-même un souffle délivré de son voile langagier, de son dense tissu d’images, de ses citations incessantes : pour paraphraser Godard, on dira qu’avec Roxy, on ne communique plus, on communie. On se laisse aller au devenir-animal de la pensée qui nous transporte (du grec « métaphorâ », étymologie reprise par Godard dans le film) vers un Dehors dépourvu de langage humain, antérieur et primitif, enfoui dans les strates les plus profondes de la conscience, là où la pensée elle-même accouche, vierge de toute médiatisation langagière, au plus proche d’un silence qui se fait sentiment de Vérité.


     Ce qui est mis en exergue c’est donc une métamorphose. Métamorphose de la pensée, du langage, et des Hommes. Cette mutation prend place dans le monde d’aujourd’hui, qui lui-même mute (« Que se passe-t-il ? Continuation vaille que vaille d’un monde fatigué ? Fin de ce monde ? Avènement d’un autre monde ? Que nous arrive-t-il donc, à l’orée du siècle, qui ne semble n’avoir aucun nom clair dans aucune langue tolérée ? »).
Le second couple tentera dans son cheminement spirituel de s’égarer hors du pouvoir, d’errer en même temps que Roxy, et, sur leur chemin, laisseront l’Homme mourir sur le bord de la route. Le film ne cesse à cet égard de renvoyer à une mutation spirituelle en l’Homme : « Dieu a fait de nous des humiliés », autrement dit il a fait de nous des Hommes, mais désormais, c’est l’Homme qui gît en sang sur le bitume et laisse place à une nouvelle forme (« Il dit qu’il meurt » - une femme ramène sa main en sang d’un homme hors-champ – puis en surimpression un carton : « l’espèce humaine »). 
Il y a donc métamorphose de l’Homme, de son monde, de sa pensée, de sa société, à travers le parcours du (ou des) couple(s) (couple qui en un sens fait écho à une analogie édénique au sens où, transgressant le pouvoir, il provoque la naissance d’un nouveau monde). 


     Et, plastiquement parlant, c’est là aussi à travers l’aspect privilégié d’un adieu au langage que Godard donne corps à cette métamorphose. En effet, l’acte de résistance de Godard, son grand Non, passe par la sortie du discours usuel et de la vision familière qu’engendre toute forme de pouvoir. Dire adieu au langage consiste alors, pour le cinéaste, à franchir la frontière de la logique du pouvoir, en pensant en-dehors d’elle, donc, ici, en pensant de façon neuve son savoir-filmer, son savoir-montrer, son savoir-dire, pour franchir la frontière d’un cinéma étranger à celui communément instauré et institutionnalisé.

Cela revient à rompre avec une pratique usuelle du langage cinématographique. La séparation du couple n’est autre que la représentation de celle des forces constituantes de la conscience (l'entendement et la réceptivité, le "je" du "je suis" et le "je" du "je pense", la parler et le voir), séparation qui se manifeste dans la plastique même du film, avec la séparation du son et de la vidéo. Ainsi, la parole incisera les mots, les recroquevillera sur eux-mêmes, les calembours feront déborder leur signifiant, et les sons interrompront le silence puis s’interrompront eux-mêmes, faisant entendre l’inaudible, l’interruption qui les ponctuent ; la vidéo jouera avec l’abstraction plastique des paysages et des peintures, et la 3D dépliera la profondeur apparente de l’image en jouant de la stéréoscopie jusqu’à s’aplanir et former deux films, un pour l’œil gauche l’autre pour le droit, et ainsi débordera le cadre, atteindra la limite du visible. Et ces deux formes poursuivront leur expérience-limite, autrement dit, iront chercher leur forme ultime, leur pauvreté : les images se mettront à voir dans l’invisible et les sons à entendre l’inaudible ou à dire l’indicible. Et alors les images et les sons se répondent dans une mise en rapport nouvelle : les paroles et les sons donnent à voir des images et les images donnent à entendre des sons et dire des paroles, comme une surimpression de la bande son et de la bande image alors qu'elle sont indépendantes l'une de l'autre. Ainsi les images se recourbent sur elles-mêmes et les sons sur-eux-même, donc le langage cinématographique sur lui-même : et ce recourbement, ce non-rapport de l'image et du son qui devient rapport, est ce qui génère la pensée. C’est ce processus que Godard nomme la métaphore.


     La métaphore, en mettant en rapport des images et des sons pourtant en non-rapport, en faisant s’auto-courber le langage, en créant ainsi un sens intime et autonome, libéré de l'emprise d'un contrôle logique et raisonné, fait tendre le langage vers l’ineffable, et est en cela elle-même une nouvelle façon d'être et de penser, qui délivre le langage en l'ouvrant aux forces du Dehors. Et ce processus métaphorique se concrétise dans le cinéma de Godard lui-même, qui se fait lui-même pensée-métaphore et en cela, se fait à la fois affirmation d’un nouveau langage, mais aussi acte révolutionnaire et annonce d’une nouvelle ère pour l’Homme.
Par la métaphore le couple se réunit, met l'homme et la femme en rapport, bien qu’il ait été montré que, comme le « je » du « je suis » et celui du « je pense » (conscience des Hommes), comme l'image et le son (conscience du film), ils ne sont pas fait pour s’entendre, car l'homme et la femme sont profondément en non-rapport. L’homme dit à la femme : "Vous avez renoncé à tout. Faites un pas de plus et tout vous sera rendu". Sur quoi il lui balance des fleurs. La femme déclare alors : "Tout le monde aura bientôt besoin d'un interprète pour comprendre ce qui sort de sa bouche". Et ainsi, par la métaphore s’annonce une révolution immanente au langage du pouvoir, un autre langage s’immisçant en lui. Par ce renouveau du langage, il y a l’exigence implicite d’un bouleversement de notre culture, d'une révolution de la pensée en amont de toute autre révolution (« Abracadabra, Mao Tsé-Toung, Che Guevara »). Car par la métaphore c’est l’Homme même qui change de forme.

Le couple, tout comme le film lui-même, tout comme Godard - tel un Prométhée moderne, en atteignant la métaphore, donnent à l’Homme la liberté d’une nouvelle forme. Par cet adieu au langage, l’Homme de la métaphore inaugure une ère nouvelle. Cependant, cette nouvelle forme de l’Homme qu’apporte la métaphore n’est pas bonne parce qu’elle est neuve mais par ce qu’on en fait. A partir de là, c’est une interrogation éthique que pose Godard à ce nouvel Homme, en imaginant deux faces au nouveau couple qui le représente : la pire et la meilleure. Le second couple se prolonge alors dans une ultime métamorphose, à travers deux autres couples.

L’un est horrifique : celui de Mary Shelley et Lord Byron. Le chien est prié de sortir ou bien encore brûlé sous le feu d’une guerre : le Dehors, désormais apprivoisé dans une pensée nouvelle, est renvoyé au Dehors, expulsé du Dedans de la pensée. La forme classique et calme du film durant les séquences où Shelley et Byron rédigent Frankenstein ou le Prométhée moderne, ainsi que la reconstitution historique, tranchent avec l'esthétique instable et abstraite du film. La pensée devient alors la maîtrise artificielle du Dehors, son institutionnalisation dans un pouvoir : Roxy devient le monstre de Frankenstein, comme si le nouvel Homme faisait de son créateur, le Dehors, au mieux sa créature, son chien, au pire, une chose à nier totalement. Dans cette perspective, le couple a crée un nouveau langage mais aussi un nouveau démon de puissance et d'emprise de la non-pensée sur la pensée.
L’autre couple, plus discret, serait celui de Godard et Mieville peignant des aquarelles à la fin du film, se demandant comment faire entrer la profondeur dans le plan, mettant en rapport la souffrance et l’Autre monde (mise en rapport définissant le Dehors chez Blanchot) : ce serait le couple garant d’une révolution intérieure du langage toujours en train de se faire, à travers la recherche du Dehors dans l’art. Ici, le chien Roxy finit par revenir en courant, sur fond d’un chant révolutionnaire. L’art comme métaphore perpétuelle, comme invocation perpétuelle du Dehors.