11/04/2017

La quatrième blessure narcissique

L’Esprit du monde ne procède pas d’un dépassement dialectique progressif qui mènerait l’humanité vers plus de sagesse, plus de lumières, plus d’émancipation au fil de la lutte des consciences (ou de celle des classes). On remarque bien que chaque génération qui vient au monde doit, malgré toute la culture qui lui préexiste, tout apprendre comme si l’humanité toute entière recommençait son Histoire à zéro. De même à l’échelle de la vie d’un sujet, quand bien même une pensée solidement bâtie lui donnerait le sentiment de vivre dans le vrai, il doit parfois faire face à de foudroyantes intrusions qu'il est incapable de penser. Celles-ci l'ébranlent au point qu'il doit lâcher ses certitudes et tout réapprendre comme un nouveau-né. Réapprendre à trouver la vérité, réapprendre à déposséder, réapprendre à vivre. Car au fond, seule est nécessaire la contingence de nos petites existences mortelles, perdues dans une banlieue lointaine de l’univers, sans vérités, sans Dieu, sans salut, sans postérité, sans commencement ni même fin du monde. Et peu importe si la pensée n'est que jeux de langage, fantasmes ou engagements idéologiques hallucinés : elle produit des formalismes qui redonnent corps au Réel, ce qui pour l'humain est une question de vie ou de mort. En ce sens la dialectique est notre seule consolation face au Néant. Elle est la force courageuse, moderne et athée, d’une régénération perpétuelle du vrai tout en étant consciente de sa propre contingence.



09/04/2017

Intestins, sauvons-nous de nous-mêmes !

Rien. Rien n’aurait de raison d’être que déjà quelque chose s’arracherait au néant : la faim. Ceci, cela, doit être absorbé. Une certitude sensible se creuse en même temps qu’un temps, un espace et un sens de digestion. Devenir matière, manger, voilà la raison d’être. Cependant, ceci, cela, lui résiste, se débat, tente à son tour de l’ingérer. Lui ? Voilà qu’il est : l’intestin. Ses maux de ventre sont à la hauteur de la contradiction qui s’impose à lui. « Suis-je moi ou suis-je l’autre ? Qui dévore qui ? ». Ses boyaux se tordent, s’alambiquent, mais dans cette convulsion s’élaborent de nouvelles stratégies. Il se débat et redouble d’ingéniosité. De simple tube digestif, il se ramifie en nouveaux organes, se fait pousser des dents, des pattes… il se reproduit, il mue. Les autres ne l’auront pas comme ça. Il change de forme, de milieu, il mute, il évolue. Hier il était minéral, puis cellule, maintenant humain. Aucun milieu ne lui suffit, il ne peut se contenter de quelques-uns. Océans, jungles, cieux, il lui faut plus. Rien ne saurait brimer son désir d’affirmation. Il n’en peut plus de se cloîtrer dans le cycle stagnant de la nutrition puis de la défécation. Chasser, engloutir, annihiler, ne suffisent plus à consoler son désir de reconnaissance. Plutôt que d’ingérer quelque objet particulier de son milieu, il faudrait qu’il puisse ingérer tous les objets de tous les milieux d’un coup ! Il invente alors l’univers et désir la totalité. Plutôt que d’aiguiser ses dents, plutôt que d’intérioriser ses proies, sa faim se tourne alors vers le dehors, vers l’universel, pour dévorer le cosmos en une seule bouchée. Seulement il se heurte à une infinité d’objets. Ne cessant pas pour autant d'être affamé, sa paroi intestinale prend acte et se déploie sans limite, outrepassant sans cesse son scellé d’origine. Elle a maintenant ses propres pattes pour explorer, sa propre bouche pour incorporer. Son exploration aventureuse se meut dans l'ouverture même de son étant à l'Être, au cours d'un processus d’ingestion que l'on nomme la pensée. Ses œuvres tissent une membrane qui s'étale en continu sur le monde exploré auquel elle donne chair. Et plus sa réalité sensible s’étend plus c’est l’humanité elle-même qui fait corps avec l’infini.
Dès lors, le vieil intestin replié sur lui-même est relégué à une fonction archaïque, secondaire, aliénante. Si l’être humain travaille à sa conservation, s’il nourrit ses boyaux, c’est donc pour se défaire du carcan organique dans lequel ceux-ci le scellent, le limitent et l’ancrent dans un état d’inertie, de peu d’existence. Et c’est en œuvrant dans la pensée sous toutes ses formes qu’il s’arrache au cycle de la merde par la spirale obsessionnelle du vrai. S’il mange, s’il digère, s’il défèque c’est au détriment de la conservation, pour œuvrer à s’en abstraire, afin de se réinventer, de se transmuer, dans la matérialisation d’une communion avec l’altérité.
Ceci étant dit, l’humain n’est pas exempt de régression. Pour reprendre Heidegger, si l'Homme est cet étant qui, dans son miode d'être, s'interroge sur l'Être, il est également capable d'oublier l'Être. Si Heidegger applique cela à l'oubli de la question de l'Être au profit de son sens par la métaphysique, nous pouvons corréler à cette dernière une régression plus grande encore qui serait la réification du sens de l'être lui même. Il semble même que l'Homme ne soit tenté que par cela. Il faut dire que ce travail d’extériorisation dans le lieu de l'Être est un effort sans précédent dans la nature, et qu’il est si considérable, si épuisant, que l’humain peine à persévérer en lui. Il est si facile, si sécurisant de se laisser aller au repli sur sa bonne vieille fonction prédatrice, bien maîtrisée, sur son bon vieux milieu d’origine, bien familier. Seulement, même dans sa régression, même dans son épuisement, l’humain ne pourra jamais annuler le caractère universel de sa voracité. De même qu’un animal ne peut qu’avoir faim dès qu’on le prive de nourriture, l’humain ne peut que penser dès qu’on le prive de l’univers. C’est pourquoi cet affaissement, ce recroquevillement contre-nature de l’humain sur son animalité, est proprement inhumain. Car en se réduisant à la stricte prédation, l’individu se cloître sur son propre scellé organique tout en continuant de désirer ce qui dépasse son milieu. Ce dont l’animal est incapable. La barbarie consiste alors à tout ingérer proie après proie, y compris ses propres congénères, au profit de sa seule et unique conservation organique.
Cette régression, c’est ce dans quoi s’origine la logique de l’intérêt et du profit et donc, celle du capitalisme. Tout au long de l’Histoire, le capitalisme a été et est encore ce règne de l’intestin archaïque. Un règne qui repose tout entier sur la résignation générale, sur la collaboration des éreintés, des abrutis, des aliénés, qui substituent au devoir de la transmutation le droit de se gaver. Irrémédiablement, la pensée commune retourne aux estomacs individuels et se dissout en eux. Chacun l’émiette comme il peut en points de vue particuliers servant leurs intérêts propres. Il ne doit plus rien rester que l’organisme intestinal lui-même, sans outrepassement de sa fonction primaire. Longtemps, ce laisser-aller fut hypocritement drapé dans des morales ascétiques et des régimes aristocratiques qui se prétendaient garants d’une œuvre de civilisation. Mais il aura fallu que Dieu meurt pour que le voile tombe et que les peuples pataugent enfin sans vergogne dans la tripaille.
S’auto-limitant à une pure fonction consommatrice, l’intestin voué aux affaires ne sait combler sa faim d’univers que par l’assouvissement immédiat de ses organes internes. Il substitue ainsi au travail de l’angoisse et de l’obsession le contentement du bien-être, au travail du désir le contentement de la jouissance, au travail des idées le contentement de la réification. C’est une véritable chaine alimentaire cannibale qui supplante quant à elle l’édification d’un foyer commun. A peine l’un a-t-il ingéré la force productive d’un autre que déjà l’autre se dévide de ses forces et doit à son tour céder à la prédation pour ne pas mourir de faim. La course au parasitage de tous par tous s’étend inexorablement au fur et à mesure que les plus gros boyaux s’approprient toute la matière. Elle devient très vite un système auquel chacun devient dépendant pour subsister. Inévitablement, l’épuisement et l’aliénation se creusent, et l’abrutissement général devient la règle. Au bout de cette pente régressive, il y a la mort pure et simple de ceux qui n’ont même plus la force de se maintenir comme intestins. Leur meurtre parachève en bonne et due forme cette entropie vouée au néant.
En cela, la prédation fasciste n’est que la conclusion de la prédation capitaliste. Plus l’affaissement sur sa fonction digestive écrase tout désir de communion avec l’altérité, plus il y a de difficulté à dépasser son scellé, et plus l’assimilation du monde se fait dans le ressentiment. L’épuisement fasciste est tel qu’il ne conçoit plus l’art que dans l’installation d’une culture purificatrice, les passions dans les griffes du fusionnel, la science dans l’utilitarisme militaire et policier, et l’émancipation politique dans l’impérialisme acharné. Les pires atrocités humaines ne sont que le résultat de cette régression facile, qui de l’outrepassement de soi dans l’œuvre, sombre dans la résignation barbare du monopole.
Si pour beaucoup ce sont là des évidences, il en va d’un effort de résistance que de les rappeler, ne serait-ce que pour soi-même. On le voit bien aujourd’hui, les empires gastriques continuent d’avaler avec une indifférence glaciale des proies de plus en plus nombreuses. C’est que leur faim n’a pas de limite, et qu’elles peuvent bien dissoudre l’espèce toute entière s’il le faut. Car l’intestin lui, n’incorpore jamais assez ces évidences. Et pour que celles-ci fassent corps avec lui, pour qu’elles ne soient plus simplement que des mots, nous avons le devoir d'extérioriser notre voracité, notre désir d'affirmation, en nous réinventant sans cesse et, mue après mue, en redéployant la membrane de la pensée, notre seul foyer commun. Il en va de reconnaître et d'être reconnu, non à la hauteur des crimes commis, mais à celle de leur dépassement dans l'œuvre.