28/03/2017

CAUSE TOUJOURS…

Depuis qu’ils sont entrés dans les mœurs, les réseaux sociaux du web ne semblent être rien d’autre que des plateformes d’échanges frénétiques et dispersées du commentaire d’actualité. Il y a en particulier cette tendance récurrente, chez leurs acteurs les plus prolifiques, à être certains de participer activement à la vie politique. Or, pour reprendre un terme employé par Zizek, l’hyperactivité de ce genre d’activisme, disons journalistique, devient une hyperpassivité. On serait étonné je pense de constater la quantité massive de littérature accumulée parmi certains de nos contacts facebook. Sans doute des milliers de pages de réflexions, d’avis, de commentaires, de polémiques… pour quel résultat ? Ont-ils changé leur vie ou la façon de concevoir le vivre-ensemble ? Ont-ils inspirés des déclics de conscience chez les autres ? Aucunement. Beaucoup de bruit pour rien. Ou plutôt, pour masquer le rien. C’est comme si la pression exercée par la circulation de l’opinion dans les canaux informatiques se devait d’être sans cesse en hypertension. Comme s'il fallait empêcher l’affaissement d’un corps social hanté par sa propre vacuité existentielle.
Déguisée sous l’apparat de l’expertise, du commentaire savant, ou encore de la voix populaire, c’est bien elle, l’opinion, en se cantonnant à la vulgarité des représentations convenues, au contexte intellectuel comme sensible le plus borné, ainsi qu’à la soumission à l’actualité la plus anecdotique, qui corrompt tout discours performatif désireux d’une métamorphose de soi comme du monde. Car, si elle se fait passer pour un discours engagé, c’est en réalité pour mieux tourner le dos à tout engagement véritable. Au fond, une opinion est une pensée prémâchée dont la finalité n’est pas de penser le monde mais bien d’y adhérer aveuglément. C’est une pensée qui se veut existentiellement inoffensive, une pensée qui prend ses précautions avec toute prise de position qu’elle considère trop radicale, c’est une pensée qui désire l’auto-limitation de ses conséquences. En somme, l’opinion est avant tout un outil de conservation d’un état des choses. Donc avant tout une façon de contribuer au jeu social établit. Emettre une opinion permet de renforcer son adhésion à une perception commune et convenue, de se donner bonne conscience, de se croire actif et non esclave, de consolider son image sociale, d’échanger avec les autres pour ne pas se sentir exclu et puis, surtout, de s'attacher à ses particularismes individuels et culturels… bref, l’opinion demeure un outil de communication primaire, nécessaire pour retenir une communauté au sein d'un même corps social sous l'égide d'un même ordre symbolique. Cependant, quand le corps est malade - et il le devient dès qu'il s'installe trop longtemps - l'opinion devient de fait insuffisante dans le champ de l’émancipation humaine. Bien que dans notre monde démocratique et industrialisé elle se donne une importance et une apparence complexe (décodages compliqués des faits d’actualités, sondages, débats interminables…), l’opinion a véritablement pour archétype la très rudimentaire brève de comptoir. Au comptoir d’un bistrot aussi on refait stérilement le monde, pour mieux supporter celui qui existe déjà.
C’est pourquoi l’opinion est également un formidable outil de manipulation. Chacun peut y aller de son avis sans que cela ne change rien au monde. Il y a l’opinion des bobos, des gauchistes, des nazillons, des fondamentalistes, celle des gays, des écolos, des anarchistes, des mangeurs de laitue, des tatoués de l’orteil droit… mais tous cela sont d’accord pour suivre la marche du monde, pour en respecter les lois fondamentales, les limites à ne pas dépasser : métro, boulot, dodo, et entretemps quelques divertissements parmi lesquels tous ces faits d'actualité aux enjeux divers et variés. En quoi peut bien nous importer de savoir s’il faut rendre légal la procréation assistée ou bien le droit de faire des expériences sur les animaux, ou bien de savoir pour qui voter aux prochaines présidentielles, ou encore s’il faut accueillir chez soi les migrants si ces choix nous sont proposés sous la forme du choix entre une opinion et une autre ? En rien, puisque cela signifie que le véritable choix a déjà été fait sans nous et qu'il ne nous reste plus qu'à choisir la coloration identitaire qu'il va prendre. Quelles que soient les pressions de telle ou telle opinion, la procréation deviendra un marché administré et contrôlé comme un autre, chaque animal aura sa charte des droits de l’Homme, le prochain président sera le clone du précédent, et les migrants seront expulsés sans ménagement moyennant quelques arrangements diplomatiques. L’opinion n’agit que sur des modifications de surface, qui ne font que remanier certaines façons d’administrer sans en changer le cœur idéologique. Tout au mieux, l’opinion pourra retarder une conséquence inévitable de la logique dominante, lui résister un temps, voir la contraindre à un compromis, mais jamais lui opposer, et encore moins lui imposer, une autre logique. Ce n’est pas parce que je modifie l’emplacement ou la performance des composants informatiques de mon ordinateur que je vais pour autant en modifier le système d’exploitation. Il en va de même dans le champ de la machine sociale inféodée au règne de l’opinion : la logique qui sous-tend nos actes, notre réceptivité sensible et nos paroles demeure fondamentalement la même.
Si bien que, ce n’est pas faute d’en avoir de nombreuses preuves historiques, la meilleure façon d'opérer un changement performatif de son mode de vie est bel et bien de se détacher du mode de vie dans lequel on est installé. Autrement dit, la meilleure politique de changement est celle du retrait du discours convenu, de la rupture idéologique, de la non-participation aux organes d’administration installés ou encore de la transgression de leurs codes usuels. C'est à dire la soustraction à l'ordre imposé et son glissement hors de lui. Le véritable activisme politique (du web ou d'ailleurs) préférera donc au commentaire d’actualité l'interpellation socratique, l’essai critique, le roman, le poème, ou bien certains arts visuels, dès lors qu'ils valent par leur intemporalité et leur retrait de la logique installée. Ou bien tout simplement le silence. Savoir se taire, s’absenter, est aussi une façon de penser et de vivre sans ce monde. Evidemment, on ne s’arrache jamais tout à fait à nos déterminismes. Nous aurons toujours nécessairement un pied dans un monde installé. Mais en ayant l’exigence de proposer en face de ce monde un autre mode de vie et de pensée détachés de lui, on entretient alors un rapport dialectique avec lui, qui est aux antipodes de l’hyperactivité hyperpassive du vulgaire commentaire d’actualité.
(ci-joint : Franz Kahn / Naked Lunch - ou bien - L'opinion passive contre l'idéation active)
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Supplément :
Ce texte est-il une opinion ? Il ne faut pas confondre le support rhétorique employé (celui du commentaire critique) avec la nature du formalisme subjectif qui s’y déploie (opinion ou pensée véritable). L’habit ne fait pas le moine. Ce texte est tributaire d’un processus de pensée autonome qui ne fait en rien allégeance à la logique du consensus et de la coexistence pacifique de lectures faussement personnelles, tributaires d’un maître imposé, et se voulant équivalentes. Qu’il soit ensuite détourné par une autre logique ou intégré à une circulation d’opinions du fait même qu’il s’inscrive dans un réseau social n’enlève rien à sa véritable valeur subjective. Seule la nature du processus subjectif qui a donné forme à une trace peut décider de la valeur de cette trace. Pour différencier une opinion de ce qui n’en n’est pas une il suffit de se demander quel processus subjectif a suivi tel ou tel personne afin de proférer telle ou telle chose. Ainsi l’opinion révèle-t-elle une complaisance végétative d’esclave, alors que la pensée révèle au contraire un effort d’émancipation de cette complaisance même. Pour bien faire la distinction on peut reprendre la triade de Merleau-Ponty : dans l'opinion il y a moi et les autres, dans la pensée il y a moi, les autres et le vrai (quant à la relation entre moi et le vrai elle concerne le mystique).

Jeux de mains, jeux de vilains

Ma main ne plongera pas dans l’urne. C’est qu’en matière politique, ma main est abstinente. A ce propos, une connaissance à la main débauchée me demanda avec aigreur de quel droit je mordis ainsi la main qui me nourrit.
« Pourtant, lui dis-je, n’est-ce pas cette main-là qui s’ingénue à faire main basse sur moi ? Cette main qui me nourrit lorsque, le cœur sur la main, je succombe à ses caresses est aussi celle qui m’étrangle dès que j'ose me prends en main ! Et, on le constate, elle n’y va pas de main morte. C’est que pour elle je ne suis qu’une main d’œuvre de seconde main. Et que ceux qui grâce à elle ont toutes les cartes en main ne se privent pas de lui prêter main forte, à cette mainmise. Ils en ont même le devoir, ce sont ses hommes de mains.»
Mon interlocuteur haussa les épaules et s’en lava les mains. Il revint même à la charge, l’épée des deux mains. C’est qu’on ne peut pas forcer la main d’un esclave sans escompter qu’il se rebiffe, et en un tour de main !
Dans un sursaut idolâtre il brandit alors la Main Invisible, comme si c’était celle de Dieu. Puis fit des pieds et des mains pour m’expliquer que résida-là le principe qui régit le monde en sous-main. Seulement, moi qui ne suis pas de cette obédience je ne l’ai jamais vue, cette Main. Et d’ailleurs, son existence n’en va que du bon vouloir de ceux qui veulent la maintenir. Las de ce manège je rejetai ses dires d’un revers de main.
Il ne l’entendit pas de cette oreille : « Mais si, tout ça est admis de longue main ! ». Menotté à mon refus, il s’en fallut de peu pour qu’il en finisse aux mains. Les seules qui ne furent pas « invisibles » d’ailleurs, menacèrent à tout instant de se manifester. Les opinions, il faut le dire, ont la main leste.
Alors sans prévenir je lui mis une main au cul. Fou de rage il retroussa ses manches et montra les poings. Manœuvre astucieuse puisque, en quelques secondes montre en main, j’eus à peine sorti le hachoir que déjà Rimbaud put s'exclamer : "lui au moins, ils n’auront jamais sa main…"