29/06/2014

Léviathan contre Bête Humaine

à propos de Welcome to New-York d'Abel Ferrara


Dans un prologue dont on a du mal à déterminer s’il est déjà la fiction ou un documentaire, Depardieu, interviewé par les comédiens (ou personnages) du film, donne son avis : il « déteste jouer ». Ce qu’il veut c’est ressentir et donner à ressentir : être et donner à ressentir l’être. Ainsi toute distance entre le personnage et le comédien, entre l’imaginaire du cinéaste et les faits médiatisés sera brouillée, et la fiction pourra donner à ressentir ce qu’est être authentiquement pour Ferrara, ce qu’est exister. Et c’est par un pathos doublé d’ironie, Depardieu dira « en faisant pleurer tout en riant au fond de soi », en vivant les troubles et les douleurs de Deveraux, son personnage, pour mieux en révéler la tristesse ridicule, que l’on s’approchera de ce qu’est être, que l’on donnera corps à l’existence.
Il faudra donc cheminer avec Deveraux dans son supplice, dans ce qu’il appellera plus tard « sa maladie » et qui se révélera n’être que la vie dans sa toute puissance.

Puis la fiction (re)commence. Au générique d’ouverture succède immédiatement d’écrasantes sculptures de grands hommes, de grandes instituions, des hélicoptères en patrouille, des fleuves de dollars et des lingots d’or irradiants, tout ces plans circulant à des vitesses et des ordres de grandeur différents dans une chaîne de fondus enchaînés tissant un système : celui du pouvoir d’Etat. Deveraux, en bon ersatz de DSK, est au cœur de ce système : une grande institution bancaire dont il est le patron. Plus qu’au cœur, il y est littéralement ancré, de toute sa pesanteur, de toute sa masse corporelle. Il est pris dans cette structure au point d’y être piégé, sans possibilité de résistance. Avec Deveraux, cette soumission au pouvoir prend une dimension sexuelle. Sa vie d’homme politique, derrière son aspect policé, dévoile au sein même de sa rectitude administrative l’anarchie bestiale qui l’anime, transformant tout corps en chose, toute secrétaire en pute. Deveraux est englué dans une luxure qui, bien que l’on pressente le désir sous-jacent d’une vie hédoniste, n’a cependant rien d’un épanouissement et s’impose avant tout comme l’exercice addictif d’un abus de pouvoir, et donc un engluement dans la puissance factice que lui confère son statut d’homme d’Etat, une façon de s’en rendre esclave.
Mais son ancrage dans cette grande structure du pouvoir élitiste est plus pesant, plus massif, plus insurmontable encore, et c’est là que le supplice de Deveraux prend toute sa dimension tragique.
Car après l’agression sexuelle sur une femme de chambre, immédiatement détectée par les autorités, c’est comme si l’espace lui-même, en même temps qu’une implacable machine à punir qui se confondrait totalement avec lui, se repliait sur Deveraux : alors qu’il est sur le point de décoller pour Paris, New-York referme ses mâchoires et lui souhaite la bienvenue. « Quand on dirige une banque, les gens ont tendance à faire ce qu’on leur dit » affirmait Deveraux quelque temps plus tôt, mettant en avant son prétendu rôle de normalisateur des comportements. Mais, ironie du sort, voilà que le quadrillage disciplinaire s’en prend à un de ses architectes. Tel un Golem broyant son créateur sans le savoir, la machine protocolaire de la police va, dans la glaçante autorité qui la fonde, s’abattre sur Deveraux dont le passeport diplomatique garantissant son immunité est resté dans l’avion.
Dans l’ombre des prisons new-yorkaises, Deveraux sera la proie d’un Etat d’exception. Le voilà réduit à un animal en cage, nu, privé de parole, d’intimité, de dignité, dont il ne demeure d’audible que les soupirs et grognements d’un animal fatigué et de visible que la pesanteur d’un corps en chute. La prison fait voir en Déveraux un animal déchu. Le voilà mélangé avec des détenus pauvres, délinquants, voyous, criminels, le voilà exilé de la société en même temps que toutes ces identités que la prison se doit d’isoler. Le voilà exclu et montré comme un animal que l'on a dompté. C’est que ce n’est pas tant le mal qui a pu être commis à la femme de chambre que cette société ne peut accepter, mais ce qui déroge profondément au protocole : le fait que Deveraux tende à vivre pour ses passions.

En effet, sorti de prison par sa femme, Simone, qui en même temps qu’elle lui achète une prison dorée lui rachète le seuil moral et la dignité dont il avait été dépossédé, Deveraux va profiter de cette tour d’ivoire pour laisser s’exprimer son aspiration refoulée, jusqu’ici prisonnière de sa soumission au pouvoir : le désir d’une vie véritable et intense, d’une vie de passions. Dans une scène où il se brosse les dents, la caméra glisse très près de lui et fait surgir un nouveau visage, comme si l’on n’avait jusqu’ici privilégié qu’un point de vue sur le personnage et que l’on découvrait une autre face de Deveraux, échappant à tout ancrage identitaire pour se dissoudre dans une dimension incertaine, déformée, sauvage. Les souvenirs contradictoires d’une belle rencontre épicurienne, puis celui d’une autre proche du viol, paradoxalement, l’humanisent. S’esquisse alors une éthique de vie dans laquelle tout son pathos, son appétit sexuel insatiable, sa bestialité, se rassemblent cette fois dans une affirmation positive de vie. Et plus tard, dans un élan introspectif il conduira une fronde contre son conditionnement idéologique et son implacable logique de domination : « Depuis mon enfance mon esprit a été rincé par mes parents, par mes professeurs, par mon travail, du berceau à la tombe ».
Alors qu’un psychanalyste tente de l’« aider » à « résoudre ses problèmes », un gros plan sur un tableau de Gauguin, Une Tahitienne avec des fruits, vient insister sur le désir profond de Deveraux, qui consiste au contraire à ne pas rabattre ses passions au sein d’une cause figée (« il a dit que c’est de la faute de ma mère » ; « j’ai été humilié par ce psy ») mais à vivre pleinement avec ses désirs, à exister dans la puissance de la vie, dans la pleine acceptation des passions, dans la vertu authentique et sauvage, débarrassée de tout carcan institutionnel et moral. Le problème, et c’est pourquoi tout cela prête à rire intérieurement, c’est que jamais Deveraux ne s’investira dans cet horizon de vie, car incapable de surmonter cette identité d’esclave qui l’enchaîne et le soumet au pouvoir. De toute façon, les choses ne changeront pas, les faibles seront écrasés, les hommes de pouvoir domineront et « les hommes sages seront réconfortés de connaître leurs limites » ; « personne ne veut être sauvé » dira-t-il, désabusé.
  
Et c’est ainsi qu’il revient sans cesse à Simone, tel un enfant, se laissant dicter sa conduite malgré le désir de passion qui brûle en lui.
Personnage de l’ombre et de la nuit, personnage des intérieurs et des coulisses, personnage dont l’épaisseur humaine s’estompe dans l’obscurité et se dissout dans le vaste réseau de pouvoir auquel elle est associée, Simone entend amener Deveraux à sa hauteur et faire de lui un grand homme. Dans l’ombre où elle élabore sa stratégie, Simone porte avec elle une conception du pouvoir qu’elle pense concentré et possédé dans et par une élite devant gouverner le troupeau, et d’intérêts purement rationnels qu’elle considère supérieurs (« mon futur », « mes plans » profère-t-elle). Dès lors, peu importe l’inhumanité la plus dégradante (la collaboration de sa famille à la Shoah) et le cynisme le plus méprisable (Simone considère l’individualisme moral de Deveraux comme puéril car déconnecté de la seule vérité pour elle, celle de l’argent), seul compterait ses intérêts qui incarneraient les aspirations de son peuple et de son époque, réalisant ainsi ce qu’Hegel nommait le Dessein de la Raison dans l’Histoire. 
Simone use de son ascendant psychologique et affectif sur Déveraux qui résiste à peine, prétendant lui avoir tant donné, tant appris, l’avoir tant aimé sans qu’il s’en rende compte (s'enchaînent les scènes conjugales comme autant de simulacres d'un amour perdu, alors que, dit Bataille, "Rien n'est plus contraire à l'image de l'être aimé que celle de l'Etat, dont la raison s'oppose à la valeur souveraine de l'amour"). Ainsi, sous l’influence d'une raison , celle de sa femme, donc celle de l'Etat, mais aussi celle des raisons d'Etat (celles qui permettent la généralisation d'un Etat d'exception), inévitablement, la volonté de puissance de Deveraux devient scandaleuse, son horizon éthique devient une utopie naïve, son existence devient une maladie, le voilà coupable d’être. A la fin du film, il ne reste rien de Deveraux qu’une masse passive, qui attend. Que reste-t il de lui, lui qui n'était plus qu’un pion, qu’un matériau fonctionnel servant les ambitions présidentielles de Simone et plus largement servant la logique d'une grande machine autoritaire, que reste-t-il de lui, une fois écarté de cet asservissement, sinon une indétermination, un être dont il ne reste plus qu'un corps dépourvu d'ancrage véritable dans le Monde.

D’une certaine façon, Welcome to New-York témoigne à sa manière de la difficulté du désir d’éthique aujourd’hui en occident et du tiraillement existentiel qui en découle. Quelle place pour l’expression d’une humanité dans son infinie puissance face à la prééminence d’un gouvernement institutionnel et procédurier et de sa discipline écrasante : où trouver la force de s’élever vers une telle humanité quand pèse sur l’existence le poids immense d’un rationalisme utilitaire et d’une morale protocolaire qui nous conditionne jusqu’à nous castrer de nos passions et désirs les plus féconds. Car, en effet, la normalisation de l'humain à travers la machine disciplinaire s'effectue désormais avec un degré d’efficacité tel et saisissant de plus en plus de mouvements (rapports de forces, affects, passions…) qu’il étouffe de plus en plus la dimension humaine en l'homme en réduisant presque exclusivement l'homme à un individu-programme, partie intégrante d'un système machinal. En somme, ce que nous fait sentir Ferrara, c'est l’avènement, la formation immanente, d'un totalitarisme.