à propos de Welcome to New-York d'Abel Ferrara
Dans un prologue dont on a du mal à déterminer s’il est déjà la fiction ou un documentaire, Depardieu, interviewé par les comédiens (ou personnages) du film, donne son avis : il « déteste jouer ». Ce qu’il veut c’est ressentir et donner à ressentir : être et donner à ressentir l’être. Ainsi toute distance entre le personnage et le comédien, entre l’imaginaire du cinéaste et les faits médiatisés sera brouillée, et la fiction pourra donner à ressentir ce qu’est être authentiquement pour Ferrara, ce qu’est exister. Et c’est par un pathos doublé d’ironie, Depardieu dira « en faisant pleurer tout en riant au fond de soi », en vivant les troubles et les douleurs de Deveraux, son personnage, pour mieux en révéler la tristesse ridicule, que l’on s’approchera de ce qu’est être, que l’on donnera corps à l’existence.
Dans un prologue dont on a du mal à déterminer s’il est déjà la fiction ou un documentaire, Depardieu, interviewé par les comédiens (ou personnages) du film, donne son avis : il « déteste jouer ». Ce qu’il veut c’est ressentir et donner à ressentir : être et donner à ressentir l’être. Ainsi toute distance entre le personnage et le comédien, entre l’imaginaire du cinéaste et les faits médiatisés sera brouillée, et la fiction pourra donner à ressentir ce qu’est être authentiquement pour Ferrara, ce qu’est exister. Et c’est par un pathos doublé d’ironie, Depardieu dira « en faisant pleurer tout en riant au fond de soi », en vivant les troubles et les douleurs de Deveraux, son personnage, pour mieux en révéler la tristesse ridicule, que l’on s’approchera de ce qu’est être, que l’on donnera corps à l’existence.
Il faudra donc cheminer avec Deveraux dans son supplice, dans ce
qu’il appellera plus tard « sa maladie » et qui se révélera n’être
que la vie dans sa toute puissance.
Puis la fiction (re)commence. Au générique d’ouverture succède
immédiatement d’écrasantes sculptures de grands hommes, de grandes instituions,
des hélicoptères en patrouille, des fleuves de dollars et des lingots d’or
irradiants, tout ces plans circulant à des vitesses et des ordres de grandeur
différents dans une chaîne de fondus enchaînés tissant un système : celui du
pouvoir d’Etat. Deveraux, en bon ersatz de DSK, est au cœur de ce système : une
grande institution bancaire dont il est le patron. Plus qu’au cœur, il y est
littéralement ancré, de toute sa pesanteur, de toute sa masse corporelle. Il
est pris dans cette structure au point d’y être piégé, sans possibilité de
résistance. Avec Deveraux, cette soumission au pouvoir prend une dimension
sexuelle. Sa vie d’homme politique, derrière son aspect policé, dévoile au sein
même de sa rectitude administrative l’anarchie bestiale qui l’anime,
transformant tout corps en chose, toute secrétaire en pute. Deveraux est englué
dans une luxure qui, bien que l’on pressente le désir sous-jacent d’une vie
hédoniste, n’a cependant rien d’un épanouissement et s’impose avant tout comme
l’exercice addictif d’un abus de pouvoir, et donc un engluement dans la
puissance factice que lui confère son statut d’homme d’Etat, une façon de s’en
rendre esclave.
Mais son ancrage dans cette grande structure du pouvoir élitiste
est plus pesant, plus massif, plus insurmontable encore, et c’est là que le
supplice de Deveraux prend toute sa dimension tragique.
Car après l’agression sexuelle sur une femme de chambre,
immédiatement détectée par les autorités, c’est comme si l’espace lui-même, en
même temps qu’une implacable machine à punir qui se confondrait totalement avec
lui, se repliait sur Deveraux : alors qu’il est sur le point de décoller pour
Paris, New-York referme ses mâchoires et lui souhaite la bienvenue.
« Quand on dirige une banque, les gens ont tendance à faire ce qu’on leur
dit » affirmait Deveraux quelque temps plus tôt, mettant en avant son
prétendu rôle de normalisateur des comportements. Mais, ironie du sort, voilà
que le quadrillage disciplinaire s’en prend à un de ses architectes. Tel un
Golem broyant son créateur sans le savoir, la machine protocolaire de la police
va, dans la glaçante autorité qui la fonde, s’abattre sur Deveraux dont le
passeport diplomatique garantissant son immunité est resté dans l’avion.
Dans l’ombre des prisons new-yorkaises, Deveraux sera la proie
d’un Etat d’exception. Le voilà réduit à un animal en cage, nu, privé de
parole, d’intimité, de dignité, dont il ne demeure d’audible que les soupirs et
grognements d’un animal fatigué et de visible que la pesanteur d’un corps en
chute. La prison fait voir en Déveraux un animal déchu. Le voilà mélangé avec des détenus pauvres,
délinquants, voyous, criminels, le voilà exilé de la société en même temps que
toutes ces identités que la prison se doit d’isoler. Le voilà exclu et montré
comme un animal que l'on a dompté. C’est que ce n’est pas tant le mal qui a pu
être commis à la femme de chambre que cette société ne peut accepter, mais ce
qui déroge profondément au protocole : le fait que Deveraux tende à vivre
pour ses passions.
En effet, sorti de prison par sa femme, Simone, qui en même temps
qu’elle lui achète une prison dorée lui rachète le seuil moral et la dignité
dont il avait été dépossédé, Deveraux va profiter de cette tour d’ivoire pour
laisser s’exprimer son aspiration refoulée, jusqu’ici prisonnière de sa
soumission au pouvoir : le désir d’une vie véritable et intense, d’une vie
de passions. Dans une scène où il
se brosse les dents, la caméra glisse très près de lui et fait surgir un
nouveau visage, comme si l’on n’avait jusqu’ici privilégié qu’un point de vue
sur le personnage et que l’on découvrait une autre face de Deveraux, échappant
à tout ancrage identitaire pour se dissoudre dans une dimension incertaine,
déformée, sauvage. Les souvenirs contradictoires d’une belle rencontre
épicurienne, puis celui d’une autre proche du viol, paradoxalement,
l’humanisent. S’esquisse alors une éthique de vie dans laquelle tout son
pathos, son appétit sexuel insatiable, sa bestialité, se rassemblent cette fois
dans une affirmation positive de vie. Et
plus tard, dans un élan introspectif il conduira une fronde contre son
conditionnement idéologique et son implacable logique de domination :
« Depuis mon enfance mon esprit a été rincé par mes parents, par mes
professeurs, par mon travail, du berceau à la tombe ».
Alors qu’un psychanalyste tente de l’« aider » à
« résoudre ses problèmes », un gros plan sur un tableau de
Gauguin, Une Tahitienne avec des fruits, vient insister sur le désir profond de
Deveraux, qui consiste au contraire à ne pas rabattre ses passions au sein
d’une cause figée (« il a dit que c’est de la faute de ma
mère » ; « j’ai été humilié par ce psy ») mais à vivre pleinement
avec ses désirs, à exister dans la puissance de la vie, dans la pleine
acceptation des passions, dans la vertu authentique et sauvage, débarrassée de
tout carcan institutionnel et moral. Le problème, et c’est pourquoi tout cela prête à
rire intérieurement, c’est que jamais Deveraux ne s’investira dans cet horizon
de vie, car incapable de surmonter cette identité d’esclave qui l’enchaîne et
le soumet au pouvoir. De
toute façon, les choses ne changeront pas, les faibles seront écrasés, les
hommes de pouvoir domineront et « les hommes sages seront réconfortés de
connaître leurs limites » ; « personne ne veut être sauvé »
dira-t-il, désabusé.
Et c’est ainsi qu’il revient sans cesse à Simone, tel un enfant,
se laissant dicter sa conduite malgré le désir de passion qui brûle en lui.
Personnage de l’ombre et de la nuit, personnage des intérieurs et
des coulisses, personnage dont l’épaisseur humaine s’estompe dans l’obscurité
et se dissout dans le vaste réseau de pouvoir auquel elle est associée, Simone entend
amener Deveraux à sa hauteur et faire de lui un grand homme. Dans l’ombre où elle élabore sa
stratégie, Simone porte avec elle une conception du pouvoir qu’elle pense concentré et possédé dans et
par une élite devant gouverner le troupeau, et d’intérêts purement rationnels
qu’elle considère supérieurs (« mon futur », « mes plans »
profère-t-elle). Dès lors, peu
importe l’inhumanité la plus dégradante (la collaboration de sa famille à la
Shoah) et le cynisme le plus méprisable (Simone considère l’individualisme
moral de Deveraux comme puéril car déconnecté de la seule vérité pour elle,
celle de l’argent), seul compterait ses intérêts qui incarneraient les
aspirations de son peuple et de son époque, réalisant ainsi ce qu’Hegel nommait
le Dessein de la Raison dans l’Histoire.
Simone use de son ascendant
psychologique et affectif sur Déveraux qui résiste à peine, prétendant lui
avoir tant donné, tant appris, l’avoir tant aimé sans qu’il s’en rende compte (s'enchaînent les scènes conjugales comme autant de simulacres d'un amour perdu, alors que, dit Bataille, "Rien n'est plus contraire à l'image de l'être aimé que celle
de l'Etat, dont la raison s'oppose à la valeur souveraine de l'amour"). Ainsi, sous l’influence d'une raison , celle de sa femme, donc celle de l'Etat, mais aussi celle des raisons d'Etat (celles qui permettent la généralisation d'un Etat d'exception), inévitablement, la volonté
de puissance de Deveraux devient scandaleuse, son horizon éthique devient une utopie naïve,
son existence devient une maladie, le voilà coupable d’être. A la fin du film,
il ne reste rien de Deveraux qu’une masse passive, qui attend. Que reste-t il de lui, lui qui n'était plus qu’un pion, qu’un matériau fonctionnel servant les ambitions présidentielles de Simone et plus largement servant la logique d'une grande machine autoritaire, que reste-t-il de lui, une fois écarté de cet asservissement, sinon une indétermination, un être dont il ne reste plus qu'un corps dépourvu d'ancrage véritable dans le Monde.
D’une certaine façon, Welcome
to New-York témoigne à sa
manière de la difficulté du désir d’éthique aujourd’hui en occident et du
tiraillement existentiel qui en découle. Quelle place pour l’expression d’une
humanité dans son infinie puissance face à la prééminence d’un gouvernement
institutionnel et procédurier et de sa discipline écrasante : où trouver
la force de s’élever vers une telle humanité quand pèse sur l’existence le
poids immense d’un rationalisme utilitaire et d’une morale protocolaire qui
nous conditionne jusqu’à nous castrer de nos passions et désirs les plus
féconds. Car, en effet, la normalisation de l'humain à travers la machine disciplinaire s'effectue désormais avec un degré d’efficacité tel et saisissant de
plus en plus de mouvements (rapports de forces, affects, passions…) qu’il
étouffe de plus en plus la dimension humaine en l'homme en réduisant presque exclusivement l'homme à un individu-programme, partie intégrante d'un système machinal. En somme, ce que nous fait sentir Ferrara, c'est l’avènement, la formation
immanente, d'un totalitarisme.