01/06/2017

La plénitude incarnée d’un trou noir.

Soulages raconte qu’un jour il n’arrêtait pas d’ajouter et d’enlever du noir, chaque touche en plus ou en moins ébranlant la cohésion même de sa toile. Pourquoi ça ? Pourquoi ici ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Butant contre un point d’impossible à le rendre fou, il avait fini par quitter l’atelier comme on fuit un écroulement fatidique. Et pourtant, revenant à sa toile deux heures plus tard, le lieu du désastre s’était transfiguré contre toute attente. Soulages affirme que le noir semblait avoir tout envahit, à tel point que c'était comme s'il n'existait plus. C’est que, loin d’une simple contrariété vis-à-vis du noir lui-même, l’obsession, la fuite puis l’illumination par lesquelles est passé l’artiste nous engagent dans une contradiction bien plus grave. Ce n’est pas tant le noir lui-même qui fait trembler la main du peintre, que ce qu’il porte en lui d’impalpable, d’irréductible à son pigment, d’informalisable par l’esprit. Ce n’est pas tant la forme du noir qu’un excès de forme dans le noir qui fait de sa présence un surplus, un agent mutagène qui effrite l’intégrité du cadre. Obscure présence d’un dehors attestée du dedans, cet excès éclaire un reste qui échappe au regard, un point de cécité qui contredit le cheminement instinctif, naturel, du peintre.
Mais finalement, dit Soulages, « la nature, c’est tout ce qu’on veut ». Si bien que dans tout processus créatif s’impose le moment charnière où ce qui fut acquis comme naturel révèle son artificialité. « Dans la mesure où il y a un choix quand on peint, poursuit Soulages, on s’oppose à ce que nous propose la nature ». Ce qui suppose de s’opposer aux préconceptions culturelles, ainsi qu’aux pathologies affectives, dont l’accoutumance produit le ça-va-de-soi d’une réalité familière. Le choix dont parle Soulages est celui d’une lutte active contre la rétention passive d’un même mode de perception qui, au fil du temps et des répétitions s’enracine dans l’illusion d’un Tout substantiel, d’une vie intérieure riche de concrétude, certaine d’elle-même.
Il y a bien là un appel du dehors, un point de résistance à toute domestication par les préjugés comme par l’instinct qui presse une personne à l’autodépassement de son vécu concret, afin de ne pas succomber, amorphe, aux affres d’un inéluctable déchirement intérieur. Soulages témoigne : « Il devait y avoir là quelque chose de particulier dont je n’étais pas conscient puisque je continuais. Alors je me suis dit : « je ne suis pas masochiste, pourquoi est-ce que je continue ? » ». Butant contre sa propre limite, mais déterminée à poursuivre son effort de formalisation, la conscience subit de fait une torsion qui pousse l’expérience du monde à s’apparaître à elle-même. L’instinct et le sens commun se prennent ainsi eux-mêmes pour objet d’étude. Dans cette courbure de la conscience sur elle-même réside la conversion de la vie intérieure en abstraction. Abstraction qui, en définitive, n’est rien d’autre que la substance d’un vécu qui s’arrache de son ancrage concret, se simplifie, se réduit à un signe, à un point ou une entité à partir de quoi elle se désigne elle-même, se prend à témoin, s’objectivise.
En soustrayant de sa pratique le surplus de noir qui lui faisait obstacle pour en faire le point de départ d’un nouveau mode de remplissage, Soulages réduit, simplifie, totalise dans un unique pigment toute la richesse de sa vie intérieure, toute son approche du réel dont le noir est désormais le liant. La toile n’est plus seulement une surface du monde sur laquelle s’applique une peinture, mais l’espace sur lequel se matérialise la courbure révélatrice du noir : l’opposition palpable d’une nouveauté inhérente à son cadre, et du réel éculé qui l’entoure.
Par ce choix exclusif, l’artiste s’oppose à tout ce que lui proposait le sens commun, le sens naturel ou devenu-naturel des choses qui promulguait, par exemple, l’imitation convenue de telle diversité de couleurs ou de telle loi de composition. Cet acte d’abstraction lui permet dès lors d’étudier, de disséquer, de recomposer son approche préconçue des formes, chose dont il était incapable tant qu’il demeurait englué dans la Substance d’un savoir-faire, d’un instinct, et d’une éducation établis.
Soulages en est conscient : « c’est toute l’expérience qu’on a du monde qui est concernée. » Seule une reconsidération dans son ensemble de l’expérience du monde peut faire émerger du tableau une lumière encore inconnue, une lumière d’outre-monde que Soulages nommera bien plus tard l’«outrenoir», mais qui, en réalité, était déjà le cadre abstrait primordial et implicite de ses toiles à venir.
Evidemment, cette torsion, cette autoréflexivité fondatrice n’est pas théorique, au sens où son processus d’abstraction est d’abord un savoir sensible. D’autant plus chez Soulages, dont la réserve intellectuelle contraste avec les élans textuels de Cézanne, Kandinsky ou Klee. En revanche, son art fait précisément concept en ce qu’il se déploie dans une dimension pré-intelligible, celle des variations physionomiques du noir, dont le traitement se veut primitif, le moins possible parasité par des représentations admises ou des affects personnels, antérieur à toute projection symbolique comme toute structuration rationnelle. Là est l’effort conceptuel de l’art en général, dans cette régression, à partir d'un excès de forme dans la forme, au niveau de la pure incarnation des phénomènes, du pur maelstrom des impressions sensibles. L’art dépasse ainsi la familiarité du vécu concret dans l’appréhension a-pathologique et a-sociale d’une nouvelle réalité sensuelle, dans une régénération perceptrice totale. Néanmoins, encore faut-il qu’elle soit effectivement perceptible. Il faut donc retourner au concret, en fournir la preuve par l’acte de peindre, la travailler, mettre à l’épreuve sa consistance, ses limites, sa norme, sa beauté. Le « trauma » du noir doit s’actualiser dans l’œuvre, imprégner le tissu des toiles ; et la peinture comme objet d’étude pour un sujet, se confondre avec l’incarnation du sujet dans la chose-peinture.
Paradoxalement, ce n’est qu’en réduisant toute la réalité au noir, qu’en excluant tout le reste, que l’œuvre peut prendre forme et consister ; c’est-à-dire, réintégrer, ré-agencer ce reste, tout le reste : réinvestir les couleurs, la lumière, la matière, le temps, l’espace, le sens… toute la présence d’un monde.
Paradoxalement, c’est ce qui a rendu l’expérience exsangue de sa riche substance concrète qui maintenant l’irrigue. C’est l’abstraction de l’outrenoir qui dicte désormais le degré d’apparition des formes concrètes, qui règle leur intensité, la rythmique de leur alliage comme l’identité de chaque tâche. Au point que la diversité sensible de la toile semble vivre de façon indépendante du noir, autrement dit, que s’oublie l’abstraction qui la fonde. Une double cécité est donc à l’œuvre : d’abord l’exclusion du sens commun par l’outrenoir, puis la forclusion de l’outrenoir par sa réalité tangible. L’outrenoir devient un monde en soi, avec ses phénomènes, ses constellations, ses cosmogonies. Un ton ocre n’est pas un ton ocre, mais un animal qui a sa propre morphologie, son propre écosystème, sa propre démarche. Forme et fond finalement se confondent dans leur oubli mutuel, et chaque fois que le peintre passe à autre chose, c’est que ce lien quelque part s’est défait, qu’il faut à nouveau s’abstraire du concret pour mieux s’y réincarner.
Soulages note qu’il y a 400 siècles on s’enfonçait déjà au plus profond des cavernes pour y peindre la lumière en noir. D’une certaine façon, sa peinture est la continuité de cette intuition métaphysique ancestrale : voir, c’est s’aveugler.
C’est que toute vie humaine a besoin de fuir le vide d’un aveuglement en plein jour. Et pour cela elle sculpte la lumière, donne forme aux choses, architecture l’univers. Mais c’est à nouveau la cécité. Il faut, à l’infini, exclure pour inclure et s’aveugler pour vivre. C’est là, concentré dans cette dialectique de l’« outrenoir », qui sculpte la lumière par l’obscurité, l’apparition par la cécité et la substance par le vide, que se tient le mystère essentiel : celui de l’apparition d’un monde et sa transmutation.

11/04/2017

La quatrième blessure narcissique

L’Esprit du monde ne procède pas d’un dépassement dialectique progressif qui mènerait l’humanité vers plus de sagesse, plus de lumières, plus d’émancipation au fil de la lutte des consciences (ou de celle des classes). On remarque bien que chaque génération qui vient au monde doit, malgré toute la culture qui lui préexiste, tout apprendre comme si l’humanité toute entière recommençait son Histoire à zéro. De même à l’échelle de la vie d’un sujet, quand bien même une pensée solidement bâtie lui donnerait le sentiment de vivre dans le vrai, il doit parfois faire face à de foudroyantes intrusions qu'il est incapable de penser. Celles-ci l'ébranlent au point qu'il doit lâcher ses certitudes et tout réapprendre comme un nouveau-né. Réapprendre à trouver la vérité, réapprendre à déposséder, réapprendre à vivre. Car au fond, seule est nécessaire la contingence de nos petites existences mortelles, perdues dans une banlieue lointaine de l’univers, sans vérités, sans Dieu, sans salut, sans postérité, sans commencement ni même fin du monde. Et peu importe si la pensée n'est que jeux de langage, fantasmes ou engagements idéologiques hallucinés : elle produit des formalismes qui redonnent corps au Réel, ce qui pour l'humain est une question de vie ou de mort. En ce sens la dialectique est notre seule consolation face au Néant. Elle est la force courageuse, moderne et athée, d’une régénération perpétuelle du vrai tout en étant consciente de sa propre contingence.



09/04/2017

Intestins, sauvons-nous de nous-mêmes !

Rien. Rien n’aurait de raison d’être que déjà quelque chose s’arracherait au néant : la faim. Ceci, cela, doit être absorbé. Une certitude sensible se creuse en même temps qu’un temps, un espace et un sens de digestion. Devenir matière, manger, voilà la raison d’être. Cependant, ceci, cela, lui résiste, se débat, tente à son tour de l’ingérer. Lui ? Voilà qu’il est : l’intestin. Ses maux de ventre sont à la hauteur de la contradiction qui s’impose à lui. « Suis-je moi ou suis-je l’autre ? Qui dévore qui ? ». Ses boyaux se tordent, s’alambiquent, mais dans cette convulsion s’élaborent de nouvelles stratégies. Il se débat et redouble d’ingéniosité. De simple tube digestif, il se ramifie en nouveaux organes, se fait pousser des dents, des pattes… il se reproduit, il mue. Les autres ne l’auront pas comme ça. Il change de forme, de milieu, il mute, il évolue. Hier il était minéral, puis cellule, maintenant humain. Aucun milieu ne lui suffit, il ne peut se contenter de quelques-uns. Océans, jungles, cieux, il lui faut plus. Rien ne saurait brimer son désir d’affirmation. Il n’en peut plus de se cloîtrer dans le cycle stagnant de la nutrition puis de la défécation. Chasser, engloutir, annihiler, ne suffisent plus à consoler son désir de reconnaissance. Plutôt que d’ingérer quelque objet particulier de son milieu, il faudrait qu’il puisse ingérer tous les objets de tous les milieux d’un coup ! Il invente alors l’univers et désir la totalité. Plutôt que d’aiguiser ses dents, plutôt que d’intérioriser ses proies, sa faim se tourne alors vers le dehors, vers l’universel, pour dévorer le cosmos en une seule bouchée. Seulement il se heurte à une infinité d’objets. Ne cessant pas pour autant d'être affamé, sa paroi intestinale prend acte et se déploie sans limite, outrepassant sans cesse son scellé d’origine. Elle a maintenant ses propres pattes pour explorer, sa propre bouche pour incorporer. Son exploration aventureuse se meut dans l'ouverture même de son étant à l'Être, au cours d'un processus d’ingestion que l'on nomme la pensée. Ses œuvres tissent une membrane qui s'étale en continu sur le monde exploré auquel elle donne chair. Et plus sa réalité sensible s’étend plus c’est l’humanité elle-même qui fait corps avec l’infini.
Dès lors, le vieil intestin replié sur lui-même est relégué à une fonction archaïque, secondaire, aliénante. Si l’être humain travaille à sa conservation, s’il nourrit ses boyaux, c’est donc pour se défaire du carcan organique dans lequel ceux-ci le scellent, le limitent et l’ancrent dans un état d’inertie, de peu d’existence. Et c’est en œuvrant dans la pensée sous toutes ses formes qu’il s’arrache au cycle de la merde par la spirale obsessionnelle du vrai. S’il mange, s’il digère, s’il défèque c’est au détriment de la conservation, pour œuvrer à s’en abstraire, afin de se réinventer, de se transmuer, dans la matérialisation d’une communion avec l’altérité.
Ceci étant dit, l’humain n’est pas exempt de régression. Pour reprendre Heidegger, si l'Homme est cet étant qui, dans son miode d'être, s'interroge sur l'Être, il est également capable d'oublier l'Être. Si Heidegger applique cela à l'oubli de la question de l'Être au profit de son sens par la métaphysique, nous pouvons corréler à cette dernière une régression plus grande encore qui serait la réification du sens de l'être lui même. Il semble même que l'Homme ne soit tenté que par cela. Il faut dire que ce travail d’extériorisation dans le lieu de l'Être est un effort sans précédent dans la nature, et qu’il est si considérable, si épuisant, que l’humain peine à persévérer en lui. Il est si facile, si sécurisant de se laisser aller au repli sur sa bonne vieille fonction prédatrice, bien maîtrisée, sur son bon vieux milieu d’origine, bien familier. Seulement, même dans sa régression, même dans son épuisement, l’humain ne pourra jamais annuler le caractère universel de sa voracité. De même qu’un animal ne peut qu’avoir faim dès qu’on le prive de nourriture, l’humain ne peut que penser dès qu’on le prive de l’univers. C’est pourquoi cet affaissement, ce recroquevillement contre-nature de l’humain sur son animalité, est proprement inhumain. Car en se réduisant à la stricte prédation, l’individu se cloître sur son propre scellé organique tout en continuant de désirer ce qui dépasse son milieu. Ce dont l’animal est incapable. La barbarie consiste alors à tout ingérer proie après proie, y compris ses propres congénères, au profit de sa seule et unique conservation organique.
Cette régression, c’est ce dans quoi s’origine la logique de l’intérêt et du profit et donc, celle du capitalisme. Tout au long de l’Histoire, le capitalisme a été et est encore ce règne de l’intestin archaïque. Un règne qui repose tout entier sur la résignation générale, sur la collaboration des éreintés, des abrutis, des aliénés, qui substituent au devoir de la transmutation le droit de se gaver. Irrémédiablement, la pensée commune retourne aux estomacs individuels et se dissout en eux. Chacun l’émiette comme il peut en points de vue particuliers servant leurs intérêts propres. Il ne doit plus rien rester que l’organisme intestinal lui-même, sans outrepassement de sa fonction primaire. Longtemps, ce laisser-aller fut hypocritement drapé dans des morales ascétiques et des régimes aristocratiques qui se prétendaient garants d’une œuvre de civilisation. Mais il aura fallu que Dieu meurt pour que le voile tombe et que les peuples pataugent enfin sans vergogne dans la tripaille.
S’auto-limitant à une pure fonction consommatrice, l’intestin voué aux affaires ne sait combler sa faim d’univers que par l’assouvissement immédiat de ses organes internes. Il substitue ainsi au travail de l’angoisse et de l’obsession le contentement du bien-être, au travail du désir le contentement de la jouissance, au travail des idées le contentement de la réification. C’est une véritable chaine alimentaire cannibale qui supplante quant à elle l’édification d’un foyer commun. A peine l’un a-t-il ingéré la force productive d’un autre que déjà l’autre se dévide de ses forces et doit à son tour céder à la prédation pour ne pas mourir de faim. La course au parasitage de tous par tous s’étend inexorablement au fur et à mesure que les plus gros boyaux s’approprient toute la matière. Elle devient très vite un système auquel chacun devient dépendant pour subsister. Inévitablement, l’épuisement et l’aliénation se creusent, et l’abrutissement général devient la règle. Au bout de cette pente régressive, il y a la mort pure et simple de ceux qui n’ont même plus la force de se maintenir comme intestins. Leur meurtre parachève en bonne et due forme cette entropie vouée au néant.
En cela, la prédation fasciste n’est que la conclusion de la prédation capitaliste. Plus l’affaissement sur sa fonction digestive écrase tout désir de communion avec l’altérité, plus il y a de difficulté à dépasser son scellé, et plus l’assimilation du monde se fait dans le ressentiment. L’épuisement fasciste est tel qu’il ne conçoit plus l’art que dans l’installation d’une culture purificatrice, les passions dans les griffes du fusionnel, la science dans l’utilitarisme militaire et policier, et l’émancipation politique dans l’impérialisme acharné. Les pires atrocités humaines ne sont que le résultat de cette régression facile, qui de l’outrepassement de soi dans l’œuvre, sombre dans la résignation barbare du monopole.
Si pour beaucoup ce sont là des évidences, il en va d’un effort de résistance que de les rappeler, ne serait-ce que pour soi-même. On le voit bien aujourd’hui, les empires gastriques continuent d’avaler avec une indifférence glaciale des proies de plus en plus nombreuses. C’est que leur faim n’a pas de limite, et qu’elles peuvent bien dissoudre l’espèce toute entière s’il le faut. Car l’intestin lui, n’incorpore jamais assez ces évidences. Et pour que celles-ci fassent corps avec lui, pour qu’elles ne soient plus simplement que des mots, nous avons le devoir d'extérioriser notre voracité, notre désir d'affirmation, en nous réinventant sans cesse et, mue après mue, en redéployant la membrane de la pensée, notre seul foyer commun. Il en va de reconnaître et d'être reconnu, non à la hauteur des crimes commis, mais à celle de leur dépassement dans l'œuvre.

28/03/2017

CAUSE TOUJOURS…

Depuis qu’ils sont entrés dans les mœurs, les réseaux sociaux du web ne semblent être rien d’autre que des plateformes d’échanges frénétiques et dispersées du commentaire d’actualité. Il y a en particulier cette tendance récurrente, chez leurs acteurs les plus prolifiques, à être certains de participer activement à la vie politique. Or, pour reprendre un terme employé par Zizek, l’hyperactivité de ce genre d’activisme, disons journalistique, devient une hyperpassivité. On serait étonné je pense de constater la quantité massive de littérature accumulée parmi certains de nos contacts facebook. Sans doute des milliers de pages de réflexions, d’avis, de commentaires, de polémiques… pour quel résultat ? Ont-ils changé leur vie ou la façon de concevoir le vivre-ensemble ? Ont-ils inspirés des déclics de conscience chez les autres ? Aucunement. Beaucoup de bruit pour rien. Ou plutôt, pour masquer le rien. C’est comme si la pression exercée par la circulation de l’opinion dans les canaux informatiques se devait d’être sans cesse en hypertension. Comme s'il fallait empêcher l’affaissement d’un corps social hanté par sa propre vacuité existentielle.
Déguisée sous l’apparat de l’expertise, du commentaire savant, ou encore de la voix populaire, c’est bien elle, l’opinion, en se cantonnant à la vulgarité des représentations convenues, au contexte intellectuel comme sensible le plus borné, ainsi qu’à la soumission à l’actualité la plus anecdotique, qui corrompt tout discours performatif désireux d’une métamorphose de soi comme du monde. Car, si elle se fait passer pour un discours engagé, c’est en réalité pour mieux tourner le dos à tout engagement véritable. Au fond, une opinion est une pensée prémâchée dont la finalité n’est pas de penser le monde mais bien d’y adhérer aveuglément. C’est une pensée qui se veut existentiellement inoffensive, une pensée qui prend ses précautions avec toute prise de position qu’elle considère trop radicale, c’est une pensée qui désire l’auto-limitation de ses conséquences. En somme, l’opinion est avant tout un outil de conservation d’un état des choses. Donc avant tout une façon de contribuer au jeu social établit. Emettre une opinion permet de renforcer son adhésion à une perception commune et convenue, de se donner bonne conscience, de se croire actif et non esclave, de consolider son image sociale, d’échanger avec les autres pour ne pas se sentir exclu et puis, surtout, de s'attacher à ses particularismes individuels et culturels… bref, l’opinion demeure un outil de communication primaire, nécessaire pour retenir une communauté au sein d'un même corps social sous l'égide d'un même ordre symbolique. Cependant, quand le corps est malade - et il le devient dès qu'il s'installe trop longtemps - l'opinion devient de fait insuffisante dans le champ de l’émancipation humaine. Bien que dans notre monde démocratique et industrialisé elle se donne une importance et une apparence complexe (décodages compliqués des faits d’actualités, sondages, débats interminables…), l’opinion a véritablement pour archétype la très rudimentaire brève de comptoir. Au comptoir d’un bistrot aussi on refait stérilement le monde, pour mieux supporter celui qui existe déjà.
C’est pourquoi l’opinion est également un formidable outil de manipulation. Chacun peut y aller de son avis sans que cela ne change rien au monde. Il y a l’opinion des bobos, des gauchistes, des nazillons, des fondamentalistes, celle des gays, des écolos, des anarchistes, des mangeurs de laitue, des tatoués de l’orteil droit… mais tous cela sont d’accord pour suivre la marche du monde, pour en respecter les lois fondamentales, les limites à ne pas dépasser : métro, boulot, dodo, et entretemps quelques divertissements parmi lesquels tous ces faits d'actualité aux enjeux divers et variés. En quoi peut bien nous importer de savoir s’il faut rendre légal la procréation assistée ou bien le droit de faire des expériences sur les animaux, ou bien de savoir pour qui voter aux prochaines présidentielles, ou encore s’il faut accueillir chez soi les migrants si ces choix nous sont proposés sous la forme du choix entre une opinion et une autre ? En rien, puisque cela signifie que le véritable choix a déjà été fait sans nous et qu'il ne nous reste plus qu'à choisir la coloration identitaire qu'il va prendre. Quelles que soient les pressions de telle ou telle opinion, la procréation deviendra un marché administré et contrôlé comme un autre, chaque animal aura sa charte des droits de l’Homme, le prochain président sera le clone du précédent, et les migrants seront expulsés sans ménagement moyennant quelques arrangements diplomatiques. L’opinion n’agit que sur des modifications de surface, qui ne font que remanier certaines façons d’administrer sans en changer le cœur idéologique. Tout au mieux, l’opinion pourra retarder une conséquence inévitable de la logique dominante, lui résister un temps, voir la contraindre à un compromis, mais jamais lui opposer, et encore moins lui imposer, une autre logique. Ce n’est pas parce que je modifie l’emplacement ou la performance des composants informatiques de mon ordinateur que je vais pour autant en modifier le système d’exploitation. Il en va de même dans le champ de la machine sociale inféodée au règne de l’opinion : la logique qui sous-tend nos actes, notre réceptivité sensible et nos paroles demeure fondamentalement la même.
Si bien que, ce n’est pas faute d’en avoir de nombreuses preuves historiques, la meilleure façon d'opérer un changement performatif de son mode de vie est bel et bien de se détacher du mode de vie dans lequel on est installé. Autrement dit, la meilleure politique de changement est celle du retrait du discours convenu, de la rupture idéologique, de la non-participation aux organes d’administration installés ou encore de la transgression de leurs codes usuels. C'est à dire la soustraction à l'ordre imposé et son glissement hors de lui. Le véritable activisme politique (du web ou d'ailleurs) préférera donc au commentaire d’actualité l'interpellation socratique, l’essai critique, le roman, le poème, ou bien certains arts visuels, dès lors qu'ils valent par leur intemporalité et leur retrait de la logique installée. Ou bien tout simplement le silence. Savoir se taire, s’absenter, est aussi une façon de penser et de vivre sans ce monde. Evidemment, on ne s’arrache jamais tout à fait à nos déterminismes. Nous aurons toujours nécessairement un pied dans un monde installé. Mais en ayant l’exigence de proposer en face de ce monde un autre mode de vie et de pensée détachés de lui, on entretient alors un rapport dialectique avec lui, qui est aux antipodes de l’hyperactivité hyperpassive du vulgaire commentaire d’actualité.
(ci-joint : Franz Kahn / Naked Lunch - ou bien - L'opinion passive contre l'idéation active)
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Supplément :
Ce texte est-il une opinion ? Il ne faut pas confondre le support rhétorique employé (celui du commentaire critique) avec la nature du formalisme subjectif qui s’y déploie (opinion ou pensée véritable). L’habit ne fait pas le moine. Ce texte est tributaire d’un processus de pensée autonome qui ne fait en rien allégeance à la logique du consensus et de la coexistence pacifique de lectures faussement personnelles, tributaires d’un maître imposé, et se voulant équivalentes. Qu’il soit ensuite détourné par une autre logique ou intégré à une circulation d’opinions du fait même qu’il s’inscrive dans un réseau social n’enlève rien à sa véritable valeur subjective. Seule la nature du processus subjectif qui a donné forme à une trace peut décider de la valeur de cette trace. Pour différencier une opinion de ce qui n’en n’est pas une il suffit de se demander quel processus subjectif a suivi tel ou tel personne afin de proférer telle ou telle chose. Ainsi l’opinion révèle-t-elle une complaisance végétative d’esclave, alors que la pensée révèle au contraire un effort d’émancipation de cette complaisance même. Pour bien faire la distinction on peut reprendre la triade de Merleau-Ponty : dans l'opinion il y a moi et les autres, dans la pensée il y a moi, les autres et le vrai (quant à la relation entre moi et le vrai elle concerne le mystique).

Jeux de mains, jeux de vilains

Ma main ne plongera pas dans l’urne. C’est qu’en matière politique, ma main est abstinente. A ce propos, une connaissance à la main débauchée me demanda avec aigreur de quel droit je mordis ainsi la main qui me nourrit.
« Pourtant, lui dis-je, n’est-ce pas cette main-là qui s’ingénue à faire main basse sur moi ? Cette main qui me nourrit lorsque, le cœur sur la main, je succombe à ses caresses est aussi celle qui m’étrangle dès que j'ose me prends en main ! Et, on le constate, elle n’y va pas de main morte. C’est que pour elle je ne suis qu’une main d’œuvre de seconde main. Et que ceux qui grâce à elle ont toutes les cartes en main ne se privent pas de lui prêter main forte, à cette mainmise. Ils en ont même le devoir, ce sont ses hommes de mains.»
Mon interlocuteur haussa les épaules et s’en lava les mains. Il revint même à la charge, l’épée des deux mains. C’est qu’on ne peut pas forcer la main d’un esclave sans escompter qu’il se rebiffe, et en un tour de main !
Dans un sursaut idolâtre il brandit alors la Main Invisible, comme si c’était celle de Dieu. Puis fit des pieds et des mains pour m’expliquer que résida-là le principe qui régit le monde en sous-main. Seulement, moi qui ne suis pas de cette obédience je ne l’ai jamais vue, cette Main. Et d’ailleurs, son existence n’en va que du bon vouloir de ceux qui veulent la maintenir. Las de ce manège je rejetai ses dires d’un revers de main.
Il ne l’entendit pas de cette oreille : « Mais si, tout ça est admis de longue main ! ». Menotté à mon refus, il s’en fallut de peu pour qu’il en finisse aux mains. Les seules qui ne furent pas « invisibles » d’ailleurs, menacèrent à tout instant de se manifester. Les opinions, il faut le dire, ont la main leste.
Alors sans prévenir je lui mis une main au cul. Fou de rage il retroussa ses manches et montra les poings. Manœuvre astucieuse puisque, en quelques secondes montre en main, j’eus à peine sorti le hachoir que déjà Rimbaud put s'exclamer : "lui au moins, ils n’auront jamais sa main…"