17/11/2014

La Chronique d'Olmer (3)

Tout ce que je déteste au cinéma

La vision d’Interstellar, le nouveau blockbuster « intelligent » de Christopher Nolan m’a sidéré par son indigence cinématographique et par l’accueil plus qu’enthousiaste qu’il a reçu. Bien que n’étant pas fan de Nolan, j’avais plutôt un a priori positif en allant voir Interstellar, le même a priori que j’avais eu l’an dernier en allant voir Gravity sur la 54éme rue à New York. Pour tout dire j’attendais plus d’Interstellar que de Gravity et il faut avouer que la comparaison entre les 2 films n’est pas à l’avantage de Nolan, loin de là ! Là où le film de Cuaron est un pur film de cinéma qui croie en la magie du cinéma, le film de Nolan est un catalogue de tout ce qu’il ne faut pas faire au cinéma ! 

Bien qu’auréolé d’un statut d’ « artiste » hollywoodien voire même de nouveau Kubrick, Nolan n’a aucun sens de la mise en scène et de l’outil cinématographique. Il n’invente rien et pompe très mal d’autres maitres (2001, Tarkovski, etc…). Il me rappelle en cela l’autre artiste imposteur du cinéma encensé l’an dernier, Paolo Sorrentino. Au niveau de la mise en scène, Interstellar est indigent. 

Le credo de Nolan, son originalité, c’est de faire des blockbusters « réalistes ». L’idée en soit n’est pas inintéressante mais elle est ici traduite par un effet de mise en scène naïf, bête et contre productif: l’image est laide à l’aide d’un filtre grisâtre ! Un film à plusieurs centaines millions de dollars est rendu laid visuellement pour des motifs incertains à l’aide d’un truc à 2 balles ! En fait Nolan n’est pas un metteur en scène, il ne croit pas au merveilleux, il ne crée pas de magie car il ne comprend pas son médium. Il est incapable de créer, d’inventer, de magnifier ; de nous faire rêver. 

Nolan n’est qu’un laborieux scénariste. Certes, ses scénarios contiennent quelques originalités, ici aussi avec le jeu sur le temps et l’espace, mais au moment de filmer, Nolan reste les yeux rivés sur son scénario, obnubilé par la moindre virgule de ses écrits, oubliant qu’il doit réaliser un film de cinéma pour le plus grand bonheur de ces spectateurs. Etrangement beaucoup ne trouvent rien à redire face à ces gros scénarios filmés ?! Et le pire est à venir, il se révèle aussi un désastreux directeur d’acteur sur ce film en particulier. Il ne contrôle pas Matthew McConnaughey, génial ces 4 dernières années, et le laisse cabotiner à un degré de ridicule rarement atteint avec un accent du Texas surjoué jusqu’au débile. Et il trouve l’idée saugrenue de lui adjoindre le pire cabotin de l’écran, le maitre en la matière : Casey Affleck, qui porte une barbe ! Quand les 2 sont dans la même scène, le ridicule est atteint ! On ne peut que s’esclaffer de rire ! Certes, Anne Hataway est impeccable avec ses gros yeux et Jessica Chastain est sublime, as usual. Et on voit bien que Nolan n’a aucune emprise sur elle, elle fait ce qu’elle veut, elle se dirige elle même. Elle aurait pu sauver le film d’ailleurs, car qui y a t-il de plus beau qu’une actrice sublime dans un film? Mais Nolan préfère la remplacer par une vieillarde sans charisme pour coller au plus prés à son scénario, à son scénario, à son maudit scénario ! 

Pendant ce temps là nous voyons des acteurs fades lire leur texte dans des contre champs et une laideur de photographie digne d’un épisode de Derrick. Nous voyons le pire robot de l’histoire du cinéma : un truc ridicule, infilmable et comme tous les autres personnages du film, d’un sérieux consternant ! Car il faut dire combien toute cette histoire et ces personnages sont sérieux, sérieux… C’est une vraie purge. Point de magie chez Nolan, que du sérieux ! 

Quand au pur film de SF, il n’y a pas grand chose à part 2 ou 3 scènes à la fin après plus de 2 heures de film. Avant ça nous avons une caméra embarquée sur le capot d’un vaisseau… Vous avez bien lu, ce vieil effet des années 60, 70 (sur les voitures) est l’effet de mise en scène le plus fou inventé par Nolan en 2014. Tous les autres effets SF sont pompés sur 2001 en dix fois moins réussis. 2001 l’odyssée de l’espace, un film réalisé il y a 46 ans ! Nolan, j’aimerais te dire que le cinéma c’est tout le contraire : c’est de la magie, de la mise en scène, de la créativité, des acteurs charismatiques et des actrices sublimes, du plaisir quoi ! Toi, tu as rendu Michael Caine ennuyeux, inintéressant et soporifique, quel exploit !


01/08/2014

Le Sacrifice de Cartwright

A propos de 7 Women de Jonh Ford


Un petit groupe de femmes désarmées faces à des milliers de soldats, des serviteurs de l’Ordre face à une entropie plus forte qu’elles : dès l’ouverture du film, l’opposition des missionnaires aux hordes de la perdition s’annonce d’emblée désavantagée, injuste, cruelle. Que peuvent ces apôtres de la Paix face à ce qui tue qu’elles ne peuvent tuer, sinon accueillir ces forces dévastatrices sans pouvoir rivaliser avec elles.

Cela commence avec l’arrivée du docteur Cartwright, qui avant même d’entrer chez les missionnaires se tenait déjà à l’écart du monde, comme hors de toute enceinte communautaire, de toute société, de toute mission, agent du dehors semeur de troubles, poussée par le machisme de sa profession et par son caractère indépendant à une errance solitaire. Et si Cartwright provoque doucement le désordre dans l’enceinte de la mission, bousculant les codes, ignorant les règles de conduite du lieu, déjà de nouveaux agents du dehors, les réfugiés de Komcha, apportent un désordre plus grand encore, comme le feu et les ombres qu’ils charrient à leur arrivée l’annoncent, un enfoncement irréversible de la mission dans un chaos ravageur.

Bien entendu, les missionnaires s’étaient au préalable préservées de la barbarie, ne serait-ce qu’en se protégeant derrière leur statut (« nous sommes citoyens américains » - « Bien sûr »). C’est qu’elles ont bâtit une muraille, c’est qu’elles y ont instauré la paix, et l’ordre, et la civilisation, sous l’égide d’une Loi sans faille, d’une foi sans faille, et d’un choix de vie vertueux. C’est qu’elles ont purifié leur enceinte en se repliant sur cet univers à elles, subordonné à leur autorité, mais c’est que, en même temps, elles ont rejeté le grand Univers - celui qui n’est à personne - à l’extérieur, loin, mis à distance et dans la peur de lui faire face.
Et voilà qu’au sein de cette enceinte les forces étrangères, extérieures, barbares, contaminatrices, incendiaires, font peur. Parce que ces forces se tiennent désormais à distance, distance dont témoigne l’angoisse d’Agatha sous un ciel nocturne lui même rendu étranger, dans la panique de Charles à la vue d’un bûcher à l’horizon, dans cet air oppressant qui fait petit à petit s’évaporer à l’intérieur de chaque missionnaire toutes les sûretés protectrices.

Et le dehors ne cesse de s’infiltrer, sans prévenir, sans se soucier des murailles et montre petit à petit son vrai visage : celui de la mort. Une épidémie de choléra, mais surtout, la horde de Tunga Khan, et de l’un à l’autre, l’extériorité biologique de la mort laisse place à sa nature essentielle, dont la présence (le il y a de la mort) s’incarne dans un bourreau imperméable à la souffrance et sa horde de terreur, dans leur façon de décimer tout organisme, fut-il très bien ordonné, dans une insouciance totale, dans la banalité de leurs crimes, exterminant des familles entières comme on se laisse aller à l’ivresse, ou comme on rît à une blague, de ce rire explosif, terriblement moqueur, qui se gosse de tout à commencer par la mort elle-même : pour se distraire, les membres de la horde s’entre-tuent dans des combats à mains nues comme d’autres joueraient aux cartes.

Mais alors, que valait l’existence des missionnaires si soudainement réduites à rien ? Que valait donc leurs actions, leurs œuvres de charité, leur engagement spirituel, et que valait l’autorité d’Agatha sur cet ordre de paix et de vertu, maintenant que tout s’annule dans une passivité et une impuissance totales ? Les masques tombent. Toute cette afférence des missionnaires dissimulait une profonde angoisse, une angoisse de l’impuissance, un refus de voir l’impuissance, un refus de faire face aux puissances face auxquelles ont est impuissant, une négation aveugle des forces de la Nuit. Et maintenant que cette mise à distance des forces étrangères se révèle être un abri illusoire, maintenant que Tunga Khan y a déboulé et balayé la fière enceinte d’un revers de main, ne laissant aucune issue, aucun repli, aucune consolation aux protagonistes, vient la question de savoir comment se tenir face à la mort, implacable, irrévocable, qu'aucune prière ne peut conjurer. Les masques tombent. Et il y a alors ceux qui se recroquevillent sur leur personne, et ceux qui tendent à la dépasser. Il y a ceux qui réagissent sur le mode d’Agatha, et ceux qui se comportent sur le mode de Cartwright.

Agatha se trahie elle-même dans un moment de détresse : « Dieu ne suffit pas » pleure-t-elle : trahison du vrai dans une foi artificielle qui ne peut suffire à combler le manque existentiel le plus profond. Le pouvoir d’Agatha se révèle être celui de l’orgueil contre l’authenticité de l’existence, celui de l’ordre du refoulement sexuel, de la répression disciplinaire, de l’éducation morale, de l’exclusion des puissances de la vie contre leur accueil : du rejet de la vie qui naît, de la vie non éduquée, de la vie trop proche des entrailles et du chaos organique, de la vie non ordonnée, de la vie animale, de la vie sauvage, non maîtrisable par sa puissance à soi, sa petite dictature à soi. D’où le recroquevillement sur elle-même lorsque vient un enfant au monde. Mais aussi et surtout, le pouvoir d’Agatha est celui qui s’érige contre la mort, dans la peur de la mort, dans l’exclusion de la mort. D’où la haine démentielle, ponctuée de cris confus, qu'elle a peine à contenir, car décontenancée devant la toute puissance de Tunga Khan qui la dépossède de tout pouvoir.

Intimement liée à l’authenticité de l’être, Cartwright a quant à elle une autre perspective : son métier de médecin qui lui fait côtoyer la souffrance, la mort, l’impuissance à guérir les faibles, lui permet de lier intimement le fait de vivre pleinement et le fait d’accueillir la mort. Car elle le sait, la mort préside à l’être, elle lui confère sa limite et sa puissance (les jouissances, les amours, les joies… n’est vivant que ce qui meurt et peut mourir). Et c’est parce que Cartwright côtoie sans cesse la mort dans son métier qu’elle s’adonne de façon équivoque aux passions et au fait de sauver des vies. C’est parce qu’elle côtoie sans cesse la mort qu’elle ne peut pas s’ancrer dans un pouvoir tel que celui d’Agatha et de sa communauté. Et c’est parce qu’elle ne s’ancre dans aucune communauté, dans aucune loi dictée, dans aucune vertu légiférée, dans aucune foi imposée, qu’elle rejoint une autre loi, une autre vertu, une autre foi, qui se révèleront plus authentiques que celles des missionnaires, dans le sens où Cartwright ne se contente pas de prétendre à la sagesse divine pour dissimuler pouvoir et ordre, ne prétend pas servir le Jour pour craindre la Nuit, mais embrasse la plénitude de l’Absolu : le Jour comme la Nuit.

On l’appelle d’ailleurs Cartwright, son prénom est absent, absent comme sa personne qui s’est dissoute dans l’abandon et le dépassement d’elle-même, à travers les vies qu’elle s’acharne à sauver en dépit de la mort triomphante, mort dont elle est si proche, mort dont la distance qui la sépare de son existence est si mince que sa détresse et son désespoir deviennent des compagnons de route et non plus des ennemis. 
D’où la posture singulière de Cartwright qui n’est pas de se recroqueviller sur soi, dans le rejet de sa détresse, dans sa puissance déchue, mais de se tenir face et même en la mort.

En vendant son âme comme rançon à Tunga Khan, elle sacrifie sa personne jusqu’à s’unir avec la Mort : elle abandonne tout projet pour elle-même, laisse se refermer sur elle la Condamnation, n’agît que dans la nécessité de l’instant et dans l’impossibilité absolue de s’affirmer soi ; devenue l’esclave sexuelle d’un bourreau, devenue l’obligée de la Mort, voilà sa personne sacrifiée, voilà sa personne élevée à l’impersonnalité de la mort dont elle est l’esclave assumée, voilà sa personne élevée à l’Absolu. Et pour quoi ? Au nom de la vérité même, au nom d’une foi dans la Nature, au nom du Jour comme de la Nuit, au nom des puissances de la vie comme de l’indifférence de la mort. Au nom d’une vie fidèle à la Nature, elle sacrifie sa vie, non sa vie, mais la vie, la vie à laquelle elle s’est élevée, la vie en tant que puissance de l’être dénué de toute servitude, de toute Mission, vie de la vie, vie sans mission, naissance et liberté, errance et désespoir, vie qui s’élève en la mort, s’interpénètre avec elle, tout en faisant scintiller en la mort, au cœur de la banalité et de l’indifférence de la mort, la flamme de l’existence (la pantomime qui anime le geste ultime en témoigne : abaisser la mort et s’élever en elle en la transfigurant). Bien avant son arrivée dans la mission et jusqu’à l’instant final, Cartwright aura vécu en se tenant en la mort, donc en-dehors (du moins à distance) de l’enceinte du monde, de la communauté, de l’éducation, de la loi, de l’ordre et de la vertu commune, égarée dans le désert et la dévastation des puissances d’en-dehors, et de ce fait, elle se sera tenue dans la vérité de la vie comme dans celle de la mort, choisissant l'abandon et le dépassement de soi, dussent-ils être fatals, plutôt que le confort mensonger de la mascarade, privilégiant le scintillement d’une existence qui a pour horizon d’accueillir sans crainte (du moins en surmontant sa crainte) l’immensité infinie de l’Univers. En cela Cartwright atteint la grandeur de l’Absolu, et devient elle-même une valeur absolue, une valeur de l’Absolu et de son éternité.
« Jamais je n’oublierais cette femme » dira gravement la jeune Emma lors de sa libération, à qui Cartwright avait auparavant prévenue : « Il y a une vraie vie dehors ».

31/07/2014

La chronique d'Olmer (2)

Lucien Ballard 


Sans se concerter, du moins j'imagine, les Cahiers du cinéma et Positif consacrent leur numéro d'été aux chefs opérateurs. Je n'ai pas lu le dossier de Positif mais j'ai intégralement épluché celui des Cahiers et je n'y ai pas trouvé la moindre trace de mon chef opérateur préféré. Il faut dire que mon chef opérateur préféré est mort depuis longtemps. Mon chef opérateur préféré est né en 1908 à Miami, mais pas en Floride, en Oklahoma. Il ne porte pas un nom hongrois comme beaucoup de grands chefs opérateurs mais votre voisin pourrait s'appeler comme lui. La carrière de mon chef opérateur préféré s'étend sur 5 décennies. Il a éclairé les films des plus grands réalisateurs: Budd Boetticher, Sam Peckinpah, Blake Edwards, Samuel Fuller, Raoul Walsh, Henry Hattaway et les deux plus grands architectes de la lumière d'Hollywood : Josef Von Sternberg et Stanley Kubrick ! En effet, mon chef opérateur préféré à été formé par Sternberg, excusez du peu. Il a éclairé avec le maître viennois, Morroco et The devil is a woman. Il a eu tendance à être le chef opérateur de nombreux films que j'adore comme Laura (bon, là il s'est fait virer), The house on Telegraph hill, The Killing (mais ça s'est mal passé avec Kubrick), Band of Angels (cette merveille de Raoul Walsh à la sublime lumière) ou The party. Il a épousé et éclairé à plusieurs reprises Merle Oberon pour laquelle, suite à un accident, il a même inventé un éclairage. Mais bien sûr, ce sont ses fabuleuses collaborations avec Budd Boetticher et Sam Peckinpah qui marqueront le plus les esprits. Avec le cinéaste torero il éclaire les perles noires que sont The killer is loose et Rise and fall of Legs Diamond, plus les films tauromachiques qui me sont chers. C'est lui qui ira filmer le mythique torero mexicain Arruza dans la monumental de Mexico pour ce projet fou qui précipitera la chute de Boetticher. Sa collaboration avec Peckinpah atteint des sommets avec The Wild Bunch et ce film que j'aime tellement, à la lumière noire, The Getaway. Les images éclairées, photographiées par mon chef opérateur préféré ont quelque chose en plus, une vérité. Vous remarquerez que mon chef opérateur préféré a été aussi talentueux avec le noir et blanc qu'avec la couleur, en intérieur que dans les grands espaces. J'ai retrouvé dans ma bibliothèque un vieux dictionnaire du cinéma américain dans lequel Christian Viviani écrit des phrases comme celles-ci à propos de mon chef opérateur préféré : "Il a gardé le sens des nuances subtiles, du sfumato impalpable et du clair obscur menaçant.", " spécialiste du gros plan satiné et des ambiances gothiques", " coloriste émouvant et dépourvu d'afféteries", " Feuilles rougies, praires dorées, neiges bleutées, petits matins gris créent une inoubliable atmosphère de fin du monde." Mon chef opérateur préféré s'appelle Lucien Ballard. Il est mort à 80 ans dans un accident de la route en Californie. À Rancho Mirage.


Olmer

23/07/2014

Ce qui manque à la clarté : la voyance.

Prolongement aux réflexions à propos d’Adieu au langage


Godard centrait sa recherche autour de la quête d’une pensée qui irait puiser ses ressources au cœur de l’art. Le cinéma interrogeait ainsi la lucidité de sa voyance, la clarté de son regard pourtant issu des Ombres, de la non-clarté même. Dérivant de ce questionnement, vient une réflexion sur la valeur politique de l’art, de son rapport inévitablement paradoxal avec le pouvoir, dès lors qu’on considère l’expérience de l’art comme l’expérience profonde d’un non-pouvoir.


  L’exercice de l’art est cette attitude, cette recherche qui, pour celui qui y œuvre en tant qu’artiste ou en tant que spectateur critique, tend à se désolidariser de la logique du pouvoir et de son conditionnement langagier. Comme le montrait Godard, l’art prend place dans l’exercice d’une forme d’animalité, d’une ouverture sur l’Ouvert, ouvrant sur le Dehors, et en cela, permettant l’émergence d’une nouveauté dans la pensée. S’égarant hors du monde, en tant que le monde est celui pouvoir – c’est à dire celui de la conscience qui compose nos affects dans l’espace et le temps (celui, pour le dire vite, de notre emploi du temps) - l’art, ce parcours insensé et inutile de l’esprit, transforme ce monde, en tendant à s’affranchir de son espace-temps pour faire émerger son espace-temps qui, sans doute, n’a déjà plus rien n’a voir avec le temps ni l’espace mais plutôt avec des dimensions multiples, versatiles, dissimulées et sans noms. Et cette transformation du monde se fait d’autant plus effective qu’elle est celle qui s’ancre le plus profondément dans les racines du réel, puisque ce que l’art médiatise, fondu dans la coquille extérieure du langage qu’il emploi, c’est le Diable de la nouveauté, de l’impensé, de l’impossible, qui bouleverse toutes formes de perceptions établies en brisant nos liens familiers avec elles, en faisant trembler leur socle fragile et illusoire. Il semble que, sans la pensée nouvelle que médiatise l’art, notre conscience s’asphyxierait dans l’irréalité d’une pensée unique, étriquée et dogmatique. Plus encore, la vie dans le monde ne serait qu’affirmation de pouvoir, de puissance d’emprise, de négation de la négation (puisque c’est là, nous dit Hegel, le moteur même de la conscience), dont l’ultime projet serait la négation de l’ultime altérité négatrice, à savoir la mort : ce qui revient à dire que, sans cette pensée nouvelle, ce vers quoi tendrait toute forme de pouvoir serait purement et simplement la négation de la mort, l’affirmation ultime de la vie comme puissance, autrement dit, le suicide. Se tuer pour s’affirmer, soi et sa puissance, sur la mort qui nous nie. De ce point de vue l’Histoire ne cesse d’être rythmée par le refrain de ces sociétés totalitaires - où subsisteraient uniquement la propagande et l’art utile « au service » de la culture - qui finissent par retourner leur mouvement d’emprise totale sur le Tout, d’annihilation de l’Autre, sur leur propre population, leurs propres dirigeants et leur propre culture.


  Blanchot considère que l’errance dans le Dehors est l’accueil d’une mort (d’une « seconde mort »), en tant que cette mort est le non-rapport avec le monde, l’impossible, l’impensable, l’ineffable, l’impuissant. Dès lors, celui qui revient du Dehors ramène en quelque sorte une mort dans le monde. Et c’est cette mort là qui paradoxalement vient insuffler à la vie en tant que pouvoir, possibilité, projet, une impuissance qui la transforme, pour reprendre les termes de Nietzsche, en puissance de vie, en volonté de puissance. Ainsi, l’exercice de l’art nous amène vers la pensée du Dehors, pensée incommunicable, qui, en étant tout de même médiatisée par la forme extérieure de l’art (la mise en scène d’un film par exemple), va revenir dans le monde pour y faire apparaître ce mouvement d’errance dans le Dehors. En cela, l’art vient insuffler un souffle de puissance toute féconde, novatrice et créatrice au sein du monde sculpté par le pouvoir. Seule la pensée nouvelle, car jusqu’ici impensée par la conscience établie, peut amener cet impossible, ce non-pouvoir, qui est l’oxygène nécessaire au pouvoir afin que celui-ci ne finisse par s’effondrer sur son propre dessein d’étouffement par normalisation, réduction, et digestion du monde jusqu’à lui-même, dessein qui est son essence même. La pensée de l’art participe donc à ce qui donne corps à la vie en tant qu’énergie féconde, et simultanément, à ce qui résiste sans cesse au désir de prééminence du pouvoir en le faisant constamment muter de forme.


  Le renouveau de la pensée que permet l’art (parmi d’autres formes culturelles accueillant la pensée) implique donc une perpétuelle transmutation du pouvoir et de son monde. Nous pouvons en juger concrètement en prenant appui sur les trois films traités dans les articles précédents (Welcome to New York, Maps to the Stars, Adieu au langage), d’autant plus que ceux-ci renvoient directement à la nature du pouvoir de notre époque, à son état d’esprit.

Ainsi nous quittions Adieu au langage avec l’idée d’un questionnement éthique quant à l’avènement d’une nouvelle forme d’Homme. Godard nous prouvait par son œuvre la possibilité d’un nouveau langage, d’un langage jusqu’ici impossible. Par le refus du langage d’un pouvoir étouffant toute vie féconde de son savoir technique et de sa foi aveugle dans la logique, d’un langage creux dont les mots n’ont plus que leur signification à donner à un réel sans corps, Godard opposait un langage provenant du Dehors, de l’Ouvert, de l’Animal, d’une conscience qui n’était plus celle de l’Homme mais d’une forme nouvelle. Le film se terminait par la possibilité d’une révolution, mais il n’inaugurait pas pour autant une ère nouvelle.
Dans Welcome to New York, l’humain devenait l’individu assujetti à ce pouvoir que Foucault nomme « pastoral », à ce contrôle de sa subjectivité la plus intérieure et de ses affects les plus intimes, « du berceau à la tombe » (Deveraux), par un Etat devenu garant d’un Salut. Le film de Ferrara se révélait prendre place dans une société où même les techniciens du pouvoir ne pouvait plus se prétendre architectes de celui-ci tant la machine étatique était devenue autonome. Machine à conditionner et à former à coups de logiques implacables et de raisons morales artificielles et dénaturées, étouffant dans l’œuf toute volonté de puissance, toute tentative de passer outre la frontière du pouvoir, sous peine d’être exclu. Une question urgente apparaissait alors, de savoir comment faire pour qu’une éthique, pour qu’un comportement dicté par soi et pour soi dans un souci d’authenticité et de quête d’une pensée, d’une parole, d’un regard, d’un sentiment dirigés vers ce qui apparaît le plus essentiel pour sa vie, ne soit pas digéré par le pouvoir, ne soit pas déformé pour être mieux intégré à une normalisation comportementale, ou encore, pour qu’il ne soit pas totalement réprimé.
Enfin, les « Stars » du film de Cronenberg quant à elles, d’une manière certes perverse, affirmaient au fond le désir de libérer ce qu’elles considéraient comme la vie, en tant qu’exclusivement mouvement de vie, c'est-à-dire en tant que refus d’une réductibilité au conditionnement biologique, en tant que libération de la vie de sa coexistence avec la mort et en tant que fantasme dune immortalité dans l’image, sacrifiant au passage un rapport au réel que seule l’acceptation de la présence et du primat du corps pouvait leur conférer. Ce désir, bien qu’il soit fondamentalement mû par un délire de puissance, peut expliquer sa présence par le fait qu’il est en mesure de se concrétiser désormais en partie : ne serait-ce qu’à travers les manipulations du génome, qui brisent le mur infranchissable du corps fini et ouvre les portes d’un monde illimité, thème que Cronenberg avait ouvertement exploré dans The Fly ; et, dans ce prolongement, Maps to the Stars porte ainsi sur l'actualisation, dans les esprits d'aujourd'hui, d'un horizon de vie qui se veut sans limite.

Ce que, pris ensemble, nous renvoient ces films, c’est à la fois l’ouverture à un nouvel et vaste horizon de vie, et à la fois l’impossibilité d’atteindre cet horizon. Il y a bien la présence d’une époque nouvelle, du fait même que la nature de notre langage, celle de l’Etat, ou encore notre conception de la vie et de l’existence sont animées par un terrible manque de nouveauté. Mais il y a simultanément une impasse qui endigue le flux de forces nouvelles et encore sauvages. Car ces forces sont encore trop libres, car trop obscures, pour que le pouvoir puisse se les approprier : ce qui pointe à l’horizon de ces films c’est encore un horizon, lointain et sans fins ; c’est l’horizon d’une semi-immortalité (Maps to the Stars), de la machinalisation de l’humain (Welcome to New-York) ou d’un nouveau langage, la métaphore (Adieu au langage). Et à ces horizons lointains et pourtant bien présents, dont la potentialité gronde sous nos pieds, s’oppose un mur : un désir d’élévation éthique impossible et un contrôle du pouvoir insurmontable (Welcome to New-York), une affirmation du suicide comme échappatoire à une existence sans corps (Maps to the Stars), ou une interdiction de toute expérience intérieure (Adieu au langage).


  Entre les forces sauvages du Dehors et ce mur, il y a un gouffre, un vide qui semble insurmontable. C’est que les forces qui font l’Homme d’aujourd’hui rencontrent des forces qui semblent échapper encore à tout projet d’avenir, à toute stratégie politique. Et de ce fait, ces forces nouvelles viennent tétaniser le pouvoir du fait, à la fois de leur profonde indétermination, mais aussi de l’immensité de leur capacité à bouleverser et renverser le monde tel qu’il est en ce moment établi.
On ne s’étonne pas dès lors d’entendre, dans Adieu au langage, cette citation de Badiou soulignant le tournant d’une époque qui, si l’on peut dire, ne veut pas tourner : « Que se passe-t-il ? Continuation vaille que vaille d’un monde fatigué ? Fin de ce monde ? Avènement d’un autre monde ? Que nous arrive-t-il donc, à l’orée du siècle, qui ne semble n’avoir aucun nom clair dans aucune langue tolérée ? ». C’est que la pensée est paralysée par l’impuissance à laquelle sa puissance se confronte. Là voilà du coup engourdie dans son institutionnalisation, réduite à son utilité publique, à une technique de communication parmi d’autres, réduite à des paroles qui n’ont rien d’autre à offrir que des propos joliment calibrés et logiquement agencés, à des arguments préfabriqués prêts à s’intégrer dans un débat d’opinions, ou encore à la transmission d’un message, d’une in-formation. C’est aussi que, en conséquence, la nouveauté n’ayant plus de moteur, le pouvoir se replie alors sur lui-même. Son hermétisme de plus en plus opaque à toute pensée nouvelle, sa peur de l’inconnu, sa fermeture à l’impossible, ne peuvent conduire qu’à un étouffement de la conscience, étouffement qui évidemment s’actualise dans un étouffement physique dont la forme ultime est l’annihilation, des autres comme de soi. D’où un refus généralisé d’ouvrir les yeux sur la réalité de notre époque, refus qui nous oblige à penser, sentir et voir d’une façon ancienne, désynchronisée de l’exigence de nouveauté qu’implique les nouvelles techniques, les nouveaux savoirs, et les nouveaux modes de relations qui se tissent entre les personnes, refus qui nous isole dans une irréalité de plus en plus distante des besoins urgents. D’où la peur généralisée qui en découle, qui dissimule une totale incapacité à se questionner sérieusement sur notre condition, sur la place qui est la notre, aujourd’hui sur Terre et dans l’Univers. D’où également, l’apparition d’un totalitarisme, encore embryonnaire, qui pointe le bout de son nez à travers notre société de contrôle, et s’installe insidieusement dans notre quotidien, dans notre intimité, dans notre subjectivité : et, plus violent encore que le concept de biopolitique, c’est l’image troublante du Body Snatcher qui vient en tête pour qualifier la nature de notre régime politique actuel.

Pour dire tout cela autrement, reprenons cette idée d’un gouffre infranchissable et imaginons qu’il sépare deux rives : nous vivons aujourd’hui sur une rive de plus en plus désertique et compressée sur elle-même - celle où règne en maître la vie comme puissance – et nous n’arrivons pas à franchir le gouffre vers une rive plus fertile : celle qui accueillerait la puissance de vie mais qui, en même temps, nous amènerait à nous risquer au vide de l’inconnu. Le pouvoir est alors confronté à son expérience–limite : car celui-ci désir à tout prix saisir l’avenir, le déterminer, pour l’inscrire dans un projet, dans une stratégie ; cependant toute détermination, toute saisie s’avère désormais impossible, et le pouvoir recule face à ce qu’il considère comme une impasse. Recul qui prend la forme d’un décalage avec la réalité présente, pour mieux s’inventer du temps, pour s’aider à projeter des plans, plans qu’évidemment il ne trouvera pas car seul l’impossible pointe à l’horizon.
Encore une fois, ce dont le pouvoir manque c’est d’une pensée profondément neuve, que seul peut lui conférer un non-pouvoir. Seule la conscience revenue de l’impossible peut rendre l’impossible possible dans le monde. Voilà l’inspiration qui manque aujourd’hui.
Or, citait Godard, « L’expérience intérieure est désormais interdite ». C’est pourtant elle que tout réclame lorsque le pouvoir, comme aujourd’hui, n’offre à penser que la détresse d’une existence prenant conscience du vide qui la sous-tend. La misère intérieure s’étend, chez les nantis comme les déshérités. Et la toute puissance de l’Etat n’arrange rien en incitant sans cesse à se laisser guider et écraser par le poids de sa bureaucratie, de ses valeurs morales et de ses torrents d’informations, étouffant toute capacité d’indépendance et d’autonomie éthique, et donc toute émergence d’un sujet pensant.

Or c’est lui, ce sujet pensant, que réclame l’art, tant à ceux qui le pratique qu’à ceux qui y prennent part en spectateurs. Et un sujet pensant n’est pas nécessairement un sujet qui intellectualise ou rationnalise (ceci n’étant qu’une façon de médiatiser la pensée), c’est avant tout celui qui s’ouvre, consciemment ou non, au Dehors, à l’Ouvert, à la Nuit, et en s’ouvrant à ces territoires hors du monde (et au fond introuvables), il s’égare du pouvoir, prend son indépendance vis-à-vis de lui et de sa réalité imposée : autrement dit, en faisant un détour par le non-pouvoir, il revient dans le monde avec en lui un autre pouvoir qui est avant tout un pouvoir de soi, par soi, et pour soi. Et ce pouvoir de soi n’est pas à confondre avec un individualisme ou un égoïsme. En revanche, nous pouvons dire que ce pouvoir de soi a son propre salaire qui n’est pas celui qu’on trouve sur un bulletin de paye mais dans l’accomplissement d’une paix en soi, sa propre ambition qui n’est pas celle d’une carrière, mais le fait de pouvoir embrasser le monde d’un regard de voyant, sa propre reconnaissance qui n’est pas celle des honneurs et du mérite mais qui est celle de l’Univers tout entier qui nous reconnaît dans un sentiment de vérité.
En cela le pouvoir de soi est intimement lié à l’art, en tant qu’il est lui-même un art de vivre ou encore un vivre pour l’art. Mais en cela aussi il est exigeant et difficile à mener à bien, car il recherche l’impossible, et de ce fait, l’homme qui revendique une telle liberté fait sans cesse l’aller-retour entre elle et sa trahison. Car, si cet homme appartient encore à la vie, à l’affirmation de son être dans le monde (ne serait-ce que parce qu’il respire encore), alors ce désir de liberté se heurte sans cesse à la résistance que lui oppose cette vie, cette puissance sans laquelle il ne peut respirer, ni manger, ni se mouvoir physiquement. Ainsi s’il peut dire qu’il vit de cet art, que sans lui, il ne pourrait plus se sentir exister, c’est qu’il est revenu de l’impossible, qu’il s’est plus ou moins réintégré dans un pouvoir, mais en même temps, qu’il résiste à ce pouvoir. Et cette résistance, certains la qualifierons de lutte insensée, d’opposition stérile, alors que tout au contraire, nous l’avons montré, elle est ce qu’il y a de plus fécond au monde. Car il ne s’agît en rien, dans l’art en général et dans celui de se gouverner soi-même en particulier, de bêtement dynamiter ou écarter d’un revers de main le monde du pouvoir, ni au contraire d’assigner à l’art une mission ou un service utile (puisque l'art n'a aucun but, mais est l'errance qui recherche une vérité indéterminable dans son errance même, et vouée en cela à une errance infinie qui ne prend fin, momentanément, qu'à travers sa matérialisation dans une oeuvre, évidemment insatisfaisante car elle n'a justement pas atteint son hypothétique "objectif" de toute façon impossible à atteindre). Mais il s’agît d’une façon immanente et sous-jacente au pouvoir, d’invoquer la pensée, d’invoquer, à travers l’art, un appel d’air dans lequel s’engouffre une puissance Obscure qui porte en elle les forces de la Nuit, de l’indéterminable, de l’impossible, qui seules peuvent rendre accessible une nouvelle ère, un nouveau monde, et faire renaître les forces du Jour au sein d’un pouvoir qui ne serait plus replié sur sa propre logique d’emprise.


  En résumé, le présent sans projet, autrement dit l’observation de la réalité présente telle qu’elle est, autrement dit celle du regard de l’artiste (celui qui se gouverne lui-même par l’exercice même de son œuvre), en nous permettant d’embrasser le monde comme si l’on venait de le rencontrer pour la première fois, nous permet d’être à nouveau présent dans un monde lui-même nouveau, et par conséquent, de le penser et de le vivre à nouveau : il se passe dans la Nuit de cet oubli une expérience intérieure grâce à laquelle, pour reprendre Godard, on « voit dans l’invisible », et lorsqu’on ressort de cette Nuit, car on en ressort toujours à moins d’être mort, alors le monde s’en trouve grandi, car notre savoir du monde gagne non en clarté, regard étriqué, mais en voyance, regard infini.

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Un article de presse reprenait récemment dans son intitulé une citation de Godard qui disait : « le cinéma est un oubli de la réalité ». Et ce matin, une émission de radio utilisait quant à elle en jingle un enregistrement sonore du cinéaste déclarant : « On peut dire que c’est ça le cinéma : le monde devient rêve et le rêve, à son tour, devient monde ».Voilà qui d’une certaine façon synthétise touts nos propos. A savoir que c’est l’oubli de la réalité qui est la médiation vraie de l’œuvre d’art - comme dit Godard, l’art « enregistre cet oubli » - sa médiation première, avant même l’extériorité de son langage, bien que cet oubli ne puisse être lui-même médiatisé que par ce langage. Lorsque l’on s’assoit dans une salle obscure et que vient à nous une œuvre d’art, alors on s’égare du monde, on oubli ce que l’on sait, ou plutôt ce que l’on doit savoir, ce que l’on doit voir ou doit penser, et alors on accueille l’impossible, ce non-savoir qu’apporte l’œuvre, comme si elle révélait la nature de l’Univers vierge de toute pénétration consciente. De cette expérience on ressort alors changé (à des degrés plus ou moins bouleversants), car le monde d’où l’on provenait avant de rentrer dans cette salle, en conséquence, a lui aussi muté : on a oublié la réalité pour mieux se souvenir de ce qu’elle est vraiment, c'est-à-dire de ce qu’elle est en dehors de son affirmation par le pouvoir, dans l’ombre du savoir, dans la grandeur de son ignorance.

La chronique d'Olmer (1)

Niccolo

Au retour d'un récent voyage à Venise j'ai fait une petite recherche sur les films tournés dans la cité des doges. Identification d'une femme de Michelangelo Antonioni, un film que j'adore, était cité à plusieurs reprises. J'ai donc ressorti mon vieux DVD anglais du film pour mon plus grand plaisir. Et à la revoyure ce n'est pas Venise qui m'a intéressé, et qu'on ne voit qu'un peu à la fin du film, mais son personnage principal. Avec Identification d'une femme, Antonioni compose un étrange personnage de réalisateur, Niccolo (interprété par Thomas Millian), un réalisateur entre 2 films. Il y a un truc étrange avec Niccolo, on ne l'imagine pas diriger un film. À vrai dire si Niccolo se rendait sur un tournage pour diriger un film ça ressemblerait à la pub Pétrole han ! "Moi quand je dirige un film, je prends toujours le temps de me faire une lotion de Pétrole han".
Le métier de réalisateur est ici, dans le film, fantasmé. On sait à quel point le métier de réalisateur n'est pas une sinécure, ce qu'il en coûte physiquement et moralement. La plupart des projets n'aboutissent pas et les réalisateurs passent leur temps à lutter et chercher des financements. On sait que Niccolo est réalisateur à la question que lui posent tous les gens qu'il rencontre: "tu prépares un nouveau film?". Niccolo semble détaché des tâches ingrates qui incombent à sa fonction. Il jouit d'une vie matérielle et spirituelle d'un haut niveau. Grand appartement romain avec vue, il a plaisir à conduire une Lancia, il est libre la journée. Et que fait-il de ce temps libre ? Investigation sur la vie, réception chez les bourgeois, observation de la vie de ses congénères avec détachement mais intérêt. Niccolo est en quête. Femmes (il dira "visage"), "sujets", lieux, les 3 composantes de son film à venir, de ce film qui n'existe que dans sa tête. Il cherche des sujets dans les journaux, se promène dans la ville et hors de la ville dans sa Lancia. Il rencontre plusieurs femmes dans la réalité. Mystérieuses, actrices, jeunes filles... Et il découpe les photos d'autres dans les magazines et accroche leurs visages sur les murs de son studio. Niccolo voit un visage en couverture d'un magazine, il part à la rencontre de cette femme, en tombe sur une autre encore plus jolie, peut lui demander si elle est amoureuse ou frigide et elle, lui répondre qu'elle préfère la masturbation. Pas vraiment le genre de situation qui nous arrive tous les jours. Attendre une actrice de théâtre à la sortie, observer un boulanger au travail... Voilà ce qui occupe Niccolo. Antonioni s'est-il inspiré de sa propre vie pour créer Niccolo ? J'en doute. Niccolo est juste la version fantasmée du réalisateur. Quand je vois Identification d'une femme je ne rêve pas d'être réalisateur, non, je rêve d'être Niccolo ! Chercher un visage, chercher un sujet, chercher un lieu... Quelle plus belle quête pour un créateur ?
À la fin, Niccolo arrêtera sa quête sur un improbable film de science fiction. L'originalité du personnage de Niccolo est une des nombreuses qualités du film le plus sous estimé du maestro de Ferrare. "


Olmer

17/07/2014

Le Prométhée moderne

à propos d'Adieu au langage de Jean-Luc Godard

« Je suis là pour vous dire non, et pour mourir ».
Le grand Non de Godard est dirigé contre la puissance de la non-pensée : puissance qu’Hitler nous a laissé dans sa victoire posthume, celle d’un « espoir aujourd'hui insensé » dans « l’ogre » étatique et sa technique (« Le nucléaire, les OGM, la publicité… », on ajoutera désormais la 3D), dont le savoir et la logique, autrement dit son langage, dévorent les âmes égarées qui s’attachent aveuglément à lui. Dès lors, la résistance godardienne consistera à trouver un autre langage échappant à ce mouvement de la puissance, à trouver une pensée qui ne se laisse pas approprier par lui, par ses mots, par son dessein d’emprise, d’identification, de réduction dans une compréhension lisible et claire du monde. Un grand Non donc, qui s’affirme comme une pensée autre vis à vis du pouvoir, donc comme un non-pouvoir, et comme une non-clarté : et ce sera l’obscur cinéma de Godard.
Au début du film, un philosophe feuillette un livre de peintures abstraites de Nicolas de Staêl, et dit : « L’expérience intérieure est désormais interdite par la société en général et par le spectacle en particulier. Ce qu’ils appellent les images devient le meurtre du présent ». C’est que ce dont la pensée manque c’est bien de cette expérience intérieure et profondément mystérieuse (celle qui met de « la profondeur dans le plat », celle qui donne à la neutralité plate des images, l’affirmation et la profondeur des peintures abstraites de de Staêl) ; ce dont elle manque c’est de retrouver sa place dans cette expérience, et Godard nous le rappellera, cette place ne peut se trouver que dans une mise en rapport de la conscience avec l’obscure nature : dans le monde-forêt des indiens Apaches, dans le sexe d’une femme rappelant l’origine du monde, ou encore, dans le caca qui met tout le monde à égalité.
Le grand Non de Godard prendra donc la forme d’une pensée dont le retour obscur à la nature, à la façon d’un retour à un savoir ignorant, passera par un Adieu au Langage, adieu qui déjà annonce le retour d’un nouveau langage, d’une nouvelle pensée, d’un nouvel Homme.


     Le film s’articule sur un motif, Deleuze dirait de différence dans la répétition, tracé par deux couples. Si leurs noms sont distinctement différents (Josette/Gédéon pour le premier, Ivitch/Marcus pour le second) leurs apparitions semblent en revanche s’interpénétrer au cours du montage, si bien qu'on les confond souvent, d’autant plus que leur apparence physique est proche.
Le premier temps du motif est tracé par un premier couple. Celui-ci est englué dans l’emprise d’un pouvoir dont il sent la dictature et le climat violent (« Est-ce que la Société est prête d’admettre le meurtre comme moyen de faire reculer le chômage ? » entend-t-on à un moment), à l’image de ce Docteur Jekyll et mister Hyde qui passe à la télévision. "Il ne faudra pas rester là Gédéon, dit Josette. Je vous dit que c'est dangereux".
L’homme et la femme rencontrent alors le chien, Roxy. Celui-ci se met entre eux deux ; le chien comme entre-deux : l’attitude spirituelle de l’homme et de la femme, tout comme celle du film, accueillent au contact de Roxy une part plus animale, moins Homme, un entre-deux. Aussi, le chien est mis en rapport avec à la fois le sentiment d’une mort et d’une renaissance de quelque chose dans la conscience. Et alors que le premier couple se sépare, c’est le second couple qui va suivre l’appel du chien.

"Tous ceux qui manquent d'imagination se réfugient dans la réalité. Reste à savoir si la non-pensée contamine la pensée" (c’est par ce carton que s’ouvre le film). L’adieu au langage est ce refuge dans le réel, en tant que lieu de la pensée, au regard du manque d'imaginaire, donc aussi de l'aporie du langage. Ce refuge dans le réel est le parcours même du couple au contact du chien. Le couple fuit un Etat, sa logique, son langage, pour s'ouvrir, métaphoriquement, à l'animalité du chien, L’homme, la femme et le chien sont comme les trois entités symboliques permettant le renouveau d’une pensée à travers l’abandon du langage du pouvoir. 
Et pour atteindre ce renouveau, il faut d'abord rompre avec le « face à face » qui « invente le langage », c’est à dire parler et voir hors d’un rapport dialectique (la femme dit à l’homme : « Faîtes en sorte que je puisse vous parler » - et l’homme répond : « Je ne dirai presque rien. Je cherche la pauvreté dans le langage »). Car "Dès que les regards se prennent on ne peut plus être seul. Il y a de la difficulté à rester seul". Hors seule cette pauvreté dans le langage peut donner à ressentir le Dehors. Il faut donc se séparer. Vient alors le chien qui accompagne l'errance du couple disloqué. C'est alors l'ouverture au Dehors. « L’un est dans l’autre, l’autre est dans l’un, et ce sont les trois personnes » répète souvent Godard. L'Un, la femme, l'Autre, l'homme, et le chien, qui n’est autre que « l’un dans l’autre et l’autre dans l’un », c’est à dire l’entre-deux, l’entre eux deux, c'est à dire cet Ouvert qui ouvre sur l’Altérité : au contact de Roxy, et tout comme lui, le regard de la caméra tend à être ce qu'il regarde, tend à être dans les choses mêmes et non dans leur représentation par une conscience fermée sur elle-même, mais hors de soi. « Ce n’est pas l’animal qui est aveugle, mais l’homme, aveuglé par la conscience, qui est incapable de regarder le monde. Ce qui est dehors est-il la vérité ? » - Un plan sur Roxy : la présence du chien ouvre le film, nous ouvre, sur un en-dehors de la réalité familière du langage, dans lequel l’homme et la femme se réuniront à nouveau, dans une conscience réunie et transformée. Il aura fallu Roxy, autrement dit l’invocation du Dehors, pour faire muter une conscience écartelée, en quête de l’obscure altérité.
Sur ce point le choix du chien (au lieu d'un autre animal) est intéressant. D'abord parce qu'il est associé à l'idée qu'il soit "le seul être sur Terre qui vous aime plus qu'il ne s'aime lui-même" : symboliquement, il est l'être qui accueille l'Autre (et sa forme extrême, le Dehors) qui ne le nie pas. Mais aussi parce que, dès lors, ce n’est pas le chien qui a pour maître l’homme comme la femme, mais au contraire, l’homme comme la femme qui ont pour maître ce chien qui va de l’un à l’autre et permet un rapport profond entre eux. La présence du chien apporte au film lui-même un souffle délivré de son voile langagier, de son dense tissu d’images, de ses citations incessantes : pour paraphraser Godard, on dira qu’avec Roxy, on ne communique plus, on communie. On se laisse aller au devenir-animal de la pensée qui nous transporte (du grec « métaphorâ », étymologie reprise par Godard dans le film) vers un Dehors dépourvu de langage humain, antérieur et primitif, enfoui dans les strates les plus profondes de la conscience, là où la pensée elle-même accouche, vierge de toute médiatisation langagière, au plus proche d’un silence qui se fait sentiment de Vérité.


     Ce qui est mis en exergue c’est donc une métamorphose. Métamorphose de la pensée, du langage, et des Hommes. Cette mutation prend place dans le monde d’aujourd’hui, qui lui-même mute (« Que se passe-t-il ? Continuation vaille que vaille d’un monde fatigué ? Fin de ce monde ? Avènement d’un autre monde ? Que nous arrive-t-il donc, à l’orée du siècle, qui ne semble n’avoir aucun nom clair dans aucune langue tolérée ? »).
Le second couple tentera dans son cheminement spirituel de s’égarer hors du pouvoir, d’errer en même temps que Roxy, et, sur leur chemin, laisseront l’Homme mourir sur le bord de la route. Le film ne cesse à cet égard de renvoyer à une mutation spirituelle en l’Homme : « Dieu a fait de nous des humiliés », autrement dit il a fait de nous des Hommes, mais désormais, c’est l’Homme qui gît en sang sur le bitume et laisse place à une nouvelle forme (« Il dit qu’il meurt » - une femme ramène sa main en sang d’un homme hors-champ – puis en surimpression un carton : « l’espèce humaine »). 
Il y a donc métamorphose de l’Homme, de son monde, de sa pensée, de sa société, à travers le parcours du (ou des) couple(s) (couple qui en un sens fait écho à une analogie édénique au sens où, transgressant le pouvoir, il provoque la naissance d’un nouveau monde). 


     Et, plastiquement parlant, c’est là aussi à travers l’aspect privilégié d’un adieu au langage que Godard donne corps à cette métamorphose. En effet, l’acte de résistance de Godard, son grand Non, passe par la sortie du discours usuel et de la vision familière qu’engendre toute forme de pouvoir. Dire adieu au langage consiste alors, pour le cinéaste, à franchir la frontière de la logique du pouvoir, en pensant en-dehors d’elle, donc, ici, en pensant de façon neuve son savoir-filmer, son savoir-montrer, son savoir-dire, pour franchir la frontière d’un cinéma étranger à celui communément instauré et institutionnalisé.

Cela revient à rompre avec une pratique usuelle du langage cinématographique. La séparation du couple n’est autre que la représentation de celle des forces constituantes de la conscience (l'entendement et la réceptivité, le "je" du "je suis" et le "je" du "je pense", la parler et le voir), séparation qui se manifeste dans la plastique même du film, avec la séparation du son et de la vidéo. Ainsi, la parole incisera les mots, les recroquevillera sur eux-mêmes, les calembours feront déborder leur signifiant, et les sons interrompront le silence puis s’interrompront eux-mêmes, faisant entendre l’inaudible, l’interruption qui les ponctuent ; la vidéo jouera avec l’abstraction plastique des paysages et des peintures, et la 3D dépliera la profondeur apparente de l’image en jouant de la stéréoscopie jusqu’à s’aplanir et former deux films, un pour l’œil gauche l’autre pour le droit, et ainsi débordera le cadre, atteindra la limite du visible. Et ces deux formes poursuivront leur expérience-limite, autrement dit, iront chercher leur forme ultime, leur pauvreté : les images se mettront à voir dans l’invisible et les sons à entendre l’inaudible ou à dire l’indicible. Et alors les images et les sons se répondent dans une mise en rapport nouvelle : les paroles et les sons donnent à voir des images et les images donnent à entendre des sons et dire des paroles, comme une surimpression de la bande son et de la bande image alors qu'elle sont indépendantes l'une de l'autre. Ainsi les images se recourbent sur elles-mêmes et les sons sur-eux-même, donc le langage cinématographique sur lui-même : et ce recourbement, ce non-rapport de l'image et du son qui devient rapport, est ce qui génère la pensée. C’est ce processus que Godard nomme la métaphore.


     La métaphore, en mettant en rapport des images et des sons pourtant en non-rapport, en faisant s’auto-courber le langage, en créant ainsi un sens intime et autonome, libéré de l'emprise d'un contrôle logique et raisonné, fait tendre le langage vers l’ineffable, et est en cela elle-même une nouvelle façon d'être et de penser, qui délivre le langage en l'ouvrant aux forces du Dehors. Et ce processus métaphorique se concrétise dans le cinéma de Godard lui-même, qui se fait lui-même pensée-métaphore et en cela, se fait à la fois affirmation d’un nouveau langage, mais aussi acte révolutionnaire et annonce d’une nouvelle ère pour l’Homme.
Par la métaphore le couple se réunit, met l'homme et la femme en rapport, bien qu’il ait été montré que, comme le « je » du « je suis » et celui du « je pense » (conscience des Hommes), comme l'image et le son (conscience du film), ils ne sont pas fait pour s’entendre, car l'homme et la femme sont profondément en non-rapport. L’homme dit à la femme : "Vous avez renoncé à tout. Faites un pas de plus et tout vous sera rendu". Sur quoi il lui balance des fleurs. La femme déclare alors : "Tout le monde aura bientôt besoin d'un interprète pour comprendre ce qui sort de sa bouche". Et ainsi, par la métaphore s’annonce une révolution immanente au langage du pouvoir, un autre langage s’immisçant en lui. Par ce renouveau du langage, il y a l’exigence implicite d’un bouleversement de notre culture, d'une révolution de la pensée en amont de toute autre révolution (« Abracadabra, Mao Tsé-Toung, Che Guevara »). Car par la métaphore c’est l’Homme même qui change de forme.

Le couple, tout comme le film lui-même, tout comme Godard - tel un Prométhée moderne, en atteignant la métaphore, donnent à l’Homme la liberté d’une nouvelle forme. Par cet adieu au langage, l’Homme de la métaphore inaugure une ère nouvelle. Cependant, cette nouvelle forme de l’Homme qu’apporte la métaphore n’est pas bonne parce qu’elle est neuve mais par ce qu’on en fait. A partir de là, c’est une interrogation éthique que pose Godard à ce nouvel Homme, en imaginant deux faces au nouveau couple qui le représente : la pire et la meilleure. Le second couple se prolonge alors dans une ultime métamorphose, à travers deux autres couples.

L’un est horrifique : celui de Mary Shelley et Lord Byron. Le chien est prié de sortir ou bien encore brûlé sous le feu d’une guerre : le Dehors, désormais apprivoisé dans une pensée nouvelle, est renvoyé au Dehors, expulsé du Dedans de la pensée. La forme classique et calme du film durant les séquences où Shelley et Byron rédigent Frankenstein ou le Prométhée moderne, ainsi que la reconstitution historique, tranchent avec l'esthétique instable et abstraite du film. La pensée devient alors la maîtrise artificielle du Dehors, son institutionnalisation dans un pouvoir : Roxy devient le monstre de Frankenstein, comme si le nouvel Homme faisait de son créateur, le Dehors, au mieux sa créature, son chien, au pire, une chose à nier totalement. Dans cette perspective, le couple a crée un nouveau langage mais aussi un nouveau démon de puissance et d'emprise de la non-pensée sur la pensée.
L’autre couple, plus discret, serait celui de Godard et Mieville peignant des aquarelles à la fin du film, se demandant comment faire entrer la profondeur dans le plan, mettant en rapport la souffrance et l’Autre monde (mise en rapport définissant le Dehors chez Blanchot) : ce serait le couple garant d’une révolution intérieure du langage toujours en train de se faire, à travers la recherche du Dehors dans l’art. Ici, le chien Roxy finit par revenir en courant, sur fond d’un chant révolutionnaire. L’art comme métaphore perpétuelle, comme invocation perpétuelle du Dehors. 

01/07/2014

Etoiles sans corps

à propos de Maps to the Stars de David Cronenberg



Le titre "Maps to the stars" désigne, au premier degré, les plans que l’on distribue aux touristes en leur vendant la promesse de rencontrer les stars d’Hollywood. Mais les « les chemins menant aux étoiles » c’est aussi, dans un sens dérivé, l’idée d’un cheminement vers un certain état d’esprit, ou plutôt, vers un certain état de l’esprit, qui a plus à voir avec la recherche d’un au-delà du monde dans une forme de transcendance, dans un mouvement de dépassement de tout conditionnement et de toute relation avec la réalité. On l’aura compris, Hollywood est cette constellation, cet espace peuplé d’esprits ayant « réussi » dans le show-business : réussi leur carrière de célébrité, mais surtout, réussi (du moins le croient-ils) à s’arracher à la dimension viscérale du réel, à ce qui relie leur corps au monde, pour ne vivre que « comme des étoiles », dans une pure fiction de l’esprit. Les stars qui peuplent le Hollywood cronenbergien n’ont en effet, littéralement, plus les pieds sur terre.

Après un générique « la tête dans les étoiles », la caméra prolonge son mouvement onirique en plongeant dans un bus à touriste dans lequel Agatha sommeille comme une enfant. Lorsqu’elle descend du bus, elle est encore endormie, la tête ailleurs, déconnectée d’une réalité à laquelle elle doit se confronter néanmoins : elle commande une limousine mais ce sera une voiture plus petite, elle dit venir de « Jupiter… » mais ajoute avec déception « … Floride », elle ira se prosterner sur le bitume du Walk of Fame d’Hollywood Boulevard en saluant l’esprit d’une comédienne décédée, mais elle dira plus tard à son frère Benji qu’il n’y a rien à espérer une fois mort car tout est alors néant. Ainsi Agatha se confronte au monde par des désillusions successives, ce qui lui permet d’avoir à la fois un pied dans le monde des « Stars » et un pied dans la réalité. De plus, elle débarque à Los Angeles avec le désir de renouer avec les siens, les Weiss, mais trouve à la place de sa maison d’enfance un vide, comme un rejet de la part de sa famille qui, elle, a désormais disparu des cartes terrestres pour habiter les hautes sphères d’Hollywood. Agatha sera donc l'agent mutagène, celui qui rappellera Hollywood au réel, et celui qui nous permettra, nous spectateurs, de nous ancrer dans un regard de mortel tout en naviguant dans des Cieux prétendument divins. 

Mais si les « Stars » n’ont plus les pieds sur Terre, dans quelle irréalité sont-elles ? Tout d’abord, quel que soit la nature de leur état d’esprit, celui-ci prend forme au sein d’un conditionnement par la logique du marché. Benji est sans doute le personnage qui en témoigne le plus violemment. Richissime et célèbre à 13 ans, il porte en lui les marques d’un façonnement par l’industrie de l’entertainment. Sa mère, Christina, qui vit sa richesse à travers celle de son fils, gère ses affaires et le soumet « à la pression incessante du succès, à l’ambition, au désespoir, à l’appât du gain » (Cronenberg). Elle le « frappe sans laisser de traces » dira Benji en plaisantant à moitié, autrement dit, elle le conditionne, le sculpte de l’intérieur. C’est dans ce contexte d’une pression idéologique qui forge des individus réduits à la seule logique du show-business que va prendre forme un rapport singulier au monde, celui des « Stars » du film. Un rapport au monde qui passe à travers le prisme de la célébrité, de l’immortalité dans l’image, et de la liberté dans la mort.

Maps to the stars observe alors à la loupe des comportements qui traduisent un rapport à la vie qui s’avèrent hors de la vie elle-même.
Cela passe notamment par le rejet de toute détermination biologique. Ainsi, Havana Segrand, star sur le déclin, tente de fusionner avec sa mère en voulant absolument reprendre le rôle que cette dernière tenait dans un film culte ; mais en même temps, elle tente de l’« évacuer » hors d’elle lors de ses séances de thérapie-shamaniques, tentant ainsi par tous les moyens de ne faire plus qu’Un, ou simultanément tout et rien, avec sa mère, à la fois en l’incorporant totalement et en l’effaçant totalement de son esprit. De même le père Weiss, Stafford, déjà dépourvu de relations affectives avec son fils, rejette viscéralement sa fille, Agatha. Car celle-ci lui rappelle qu’elle est sa fille, sa progéniture, ce qui inclut Stafford (tout comme d'ailleurs sa femme, Christina) dans un cycle naturel : plus la présence d'Agatha se fera sentir, plus son père la haïra tandis que sa mère sera très douloureusement ramenée à sa condition de mère ; mais aussi car Agatha détient le terrible secret de sa détermination biologique : Stafford et Christina, sont frère et soeurs. 
Et quand Agatha tentera de faire comprendre à son père qu’elle a changé, qu’elle a grandie, celui-ci prendra un regard terrifié mêlé de haine : car tel un enfant qui refuse de devenir adulte, Stafford exècre le mûrissement, tout comme toute forme de métamorphose. C’est que ce rapport que les « Stars » entretiennent avec la vie est semblable à celui de Purs Esprits, autrement dit semblable à celui de divinités. Dieu est égal à lui-même, il est dépourvu de toute contradiction interne, affranchi de tout conditionnement, il n’est déterminé par rien d’autre que lui-même.
Il en va ainsi des rapports incestueux (que ce soit ceux de Stafford et Christina ou bien ceux d’Havana et sa mère dont elle ne cesse de fantasmer le viol), comme une conservation pure de l’Un, même dans l’union de deux êtres distincts.

Le rejet de la détermination biologique se poursuit également dans le mépris du corps. Ainsi pour Benji, la maladie, la souffrance, le pourrissement, l’annihilation corporelle, auxquels il fait souvent référence avec un dédain affiché, ne sont que des mots avec lesquels il peut jouer. Et après que les studios aient fait pression sur lui parce qu’il fut dépendant à la drogue, il court vomir aux toilettes, humilié par ce rappel au corps, corps dont il rejette violemment la réalité, jusqu’à littéralement la régurgiter.

Ce rejet du corps prend également une autre forme : celui du désir d’immortalité. C’est ce que cherche Havana Segrand dans le culte de sa propre image, obsédée par celle de sa mère dont l’étoile est sur Hollywood Boulevard.
Cette aspiration à une forme d’éternité dans la célébrité refuse de voir en face la nature organique et en constante mutation de la vie qu’induit la réalité du corps.
Hors le corps est là, il est une entité primale qui ne cesse de rappeler sa présence : Benji et son addiction à la drogue, Agatha et ses brûlures, ou encore Havana et son état grippal chronique, Havana et sa constipation, Havana et ses crampes… Aucune des « Stars » n’assume la présence de cette matière organique et de tout ce qu’elle entraîne nécessairement : manger, boire, dormir, déféquer… ou alors font semblant de l’assumer, avec mépris pour elle, en lui faisant violence : le vieillissement est tourné en dérision (Benji dira d’une fille qu’elle est "ménopausées à l’âge de 23 ans"), le désir sexuel sert à jeter le corps en pâture (Havana jouera la gouine dans un plan à 3 pour décrocher son rôle, ou ordonnera à un chauffeur de lui prendre les « trous » alors qu’elle est malade)…

Inévitablement, ayant cessé de se confronter aux réalités du corps, niant toute métamorphose possible et vouant son existence au culte de l’image et de la popularité pour vivre un semblant d’immortalité, l’esprit des « Stars » se retrouve piégé dans un rapport fictif, totalement fantasmé, avec la réalité. D’où les hallucinations récurrentes.
Ainsi les “fantômes” sont comme des échos inhérents à la conscience des protagonistes qui les hallucinent. Ils sont la mémoire des morts qui viennent hanter l’esprit des “Stars”, et en cela, ils renvoient à cette réalité implacable de la mort biologique dont ceux qui les imaginent veulent faire abstraction. Autrement dit ils incarnent dans l’esprit des « Stars » ce refus du devenir induit par la vie du corps. C’est en cela que, à chaque hallucination fantomatique, c’est un climat de mort prématurée qui s’impose. Et c’est en effet vers cette mort là qu’ils se dirigent inexorablement.

Et cette mort prématurée est une mort forcée, voulue, une mort désirée comme une liberté de l’esprit enfin délivré du corps, mort désirée qui confère en même temps au mode de vie des personnages une dimension sacrée. C’est ce à quoi renvoie le poème d’Eluard, Liberté, qu’entonnent les « Stars », ainsi que leurs « fantômes » d’un au-delà fantasmé, à la façon d’une prière.
C’est que, dans le monde qu’évoque Maps to the Stars, si Dieu est bien mort, la relation au mystique, elle, n’a pas cessé pour autant. Elle prend alors une forme nouvelle, cependant désespérée et suicidaire. C'est-à-dire que, chez les « Stars », c’est désormais la logique du pouvoir prééminent à laquelle elles sont assujetties, celle du marché, qui a pris le relais de la relation morale au sacré et qui se propose de les guider dans leur conduite spirituelle face à la mort. Les protagonistes étant assujettis à leurs fantasmes, dépourvus de liens viscéraux, sensibles, intimes avec la réalité, leur quête d’un Salut ne peut alors se transformer qu’en une croyance aveugle dans la promesse d’une transcendance, d’un au-delà qui n’existe pas en réalité : celui d’une immortalité dans la célébrité. Dépourvues de toute consistance éthique, les « Stars » ne sont que des Dieux-Images ne renvoyant à aucun sens intime du Cosmos. Dès lors, une fois dépossédés de leur fantasme de célébrité et de carrière, les protagonistes, conditionnés qu’ils sont dans un désespoir, dans un état d’esprit reptilien qui anime leur ambition et leur appât du gain, il ne reste plus de leur esprit que cet élan ultime : celui d’une auto-corrosion niant le corps au point de l’annihiler, par le meurtre et le suicide. Issue choisie sans choix, car les protagonistes, aveuglés qu’ils sont, sont incapable d’imaginer qu’une autre vie puisse être possible.
Ainsi, en fantasmant leur identité totale à elle-même, les « Stars » finissent tôt ou tard par provoquer leur disparition du monde, tel ces étoiles supermassives au noyau vidé de toute substance qui s'effondrent sous la masse de leur enveloppe superficielle, s'effaçant dans un trou noir.

On notera que ce que filme Cronenberg n’a pas vocation à porter un regard satirique sur Hollywood. Il serait erroné de prendre hâtivement Maps to the Stars pour une peinture acide et ricaneuse d’un certain état du cinéma. Hollywood, en tant qu'usine idéologique, est avant tout un laboratoire d'observation de notre temps, puisque c'est le lieu où un pouvoir prend forme un imaginaire contrôlé. Mais aussi chez des individus : c'est ainsi que la faune et les situations débridées qui animent Hollywood permettent à Croneneberg d’exacerber sans que ce soit grotesque certains comportements, sa mise en scène subtilement expressionniste faisant alors office de loupe, permettant de regarder de près un état d’esprit qui dépasse largement le cadre restreint de l’industrie cinématographique.
En effet, Maps to the Stars porte sur l’état d’esprit d’une époque, comme un écho à la façon dont sont désormais régies nos relations sociales et au monde. Il suffit à titre d’exemple de regarder comment les réseaux sociaux sont devenus les normalisateurs de nos relations sociales et comment leurs interfaces sont programmées de façon à nous inciter à investir tout notre temps et notre énergie à la production d’une image fictive, distante de la réalité vécue, et à travers elle, à l’affirmation de notre ambition carriériste et à la construction de notre popularité, comportements qui deviennent la norme d’un sentiment d’existence, sans lesquels beaucoup d’entre nous ne se sentiraient plus vivre dans le monde ; Il suffit de voir, autre exemple, comment les médias et la publicité ont réinventés un rapport au sacré en suscitant l’imitation et l’adoration des célébrités ; sans évoqué aussi, le fait que l’argent soit devenu le baromètre religieux d’une vie réussi. Ainsi Cronenberg, à travers la peinture que Bruce Wagner (son scénariste) fait d’Hollywood, atteste de la dissolution d’une forme de connaissance intime, de savoir-vivre, de pensée, propre aux réalités de la chair et des viscères, propre à la vie du corps et à sa coexistence avec la mort. Cette dissolution laissant place à une fiction de réalité, dans laquelle la pression incessante du succès, de l’ambition, de l’appât du gain, de la popularité, de la relation à l'image, devient notre relation familière au monde. Mais une relation encore trop creuse et désespérée, encore trop fictive et dénaturée, trop distante du réel pour qu’elle puisse mener vers autre chose qu’une forme d'impasse existentielle.
Le film se clôt d'ailleurs par un suicide. Le regard vers les étoiles, dans un élan ultime de l'esprit, Benji et Agatha voudront embrasser dans une extase l'Univers tout entier, l'abolir pour devenir l'Un, acter l'immortalité dans un élan qui se veut liberté. Cela revient à se tuer pour nier la mort... Ultime ineptie, illusion et folie de ces étoiles sans corps.