Lucien Ballard
Sans
se concerter, du moins j'imagine, les Cahiers du cinéma et Positif consacrent
leur numéro d'été aux chefs opérateurs. Je n'ai pas lu le dossier de Positif
mais j'ai intégralement épluché celui des Cahiers et je n'y ai pas trouvé la
moindre trace de mon chef opérateur préféré. Il faut dire que mon chef
opérateur préféré est mort depuis longtemps. Mon chef opérateur préféré est né
en 1908 à Miami, mais pas en Floride, en Oklahoma. Il ne porte pas un nom
hongrois comme beaucoup de grands chefs opérateurs mais votre voisin pourrait
s'appeler comme lui. La carrière de mon chef opérateur préféré s'étend sur 5
décennies. Il a éclairé les films des plus grands réalisateurs: Budd
Boetticher, Sam Peckinpah, Blake Edwards, Samuel Fuller, Raoul Walsh, Henry
Hattaway et les deux plus grands architectes de la lumière d'Hollywood : Josef
Von Sternberg et Stanley Kubrick ! En effet, mon chef opérateur préféré à été
formé par Sternberg, excusez du peu. Il a éclairé avec le maître viennois, Morroco et The devil is a woman. Il a eu tendance à être le chef opérateur de
nombreux films que j'adore comme Laura
(bon, là il s'est fait virer), The house
on Telegraph hill, The Killing
(mais ça s'est mal passé avec Kubrick), Band
of Angels (cette merveille de Raoul Walsh à la sublime lumière) ou The party. Il a épousé et éclairé à
plusieurs reprises Merle Oberon pour laquelle, suite à un accident, il a même
inventé un éclairage. Mais bien sûr, ce sont ses fabuleuses collaborations avec
Budd Boetticher et Sam Peckinpah qui marqueront le plus les esprits. Avec le
cinéaste torero il éclaire les perles noires que sont The killer is loose et Rise
and fall of Legs Diamond, plus les films tauromachiques qui me sont chers.
C'est lui qui ira filmer le mythique torero mexicain Arruza dans la monumental de Mexico pour ce projet fou
qui précipitera la chute de Boetticher. Sa collaboration avec Peckinpah atteint
des sommets avec The Wild Bunch et ce
film que j'aime tellement, à la lumière noire, The Getaway. Les images éclairées, photographiées par mon chef
opérateur préféré ont quelque chose en plus, une vérité. Vous remarquerez que
mon chef opérateur préféré a été aussi talentueux avec le noir et blanc qu'avec
la couleur, en intérieur que dans les grands espaces. J'ai retrouvé dans ma
bibliothèque un vieux dictionnaire du cinéma américain dans lequel Christian Viviani
écrit des phrases comme celles-ci à propos de mon chef opérateur préféré : "Il
a gardé le sens des nuances subtiles, du sfumato impalpable et du clair obscur
menaçant.", " spécialiste du gros plan satiné et des ambiances
gothiques", " coloriste émouvant et dépourvu d'afféteries",
" Feuilles rougies, praires dorées, neiges bleutées, petits matins gris
créent une inoubliable atmosphère de fin du monde." Mon chef opérateur
préféré s'appelle Lucien Ballard. Il est mort à 80 ans dans un accident de la
route en Californie. À Rancho Mirage.
Olmer