23/07/2014

Ce qui manque à la clarté : la voyance.

Prolongement aux réflexions à propos d’Adieu au langage


Godard centrait sa recherche autour de la quête d’une pensée qui irait puiser ses ressources au cœur de l’art. Le cinéma interrogeait ainsi la lucidité de sa voyance, la clarté de son regard pourtant issu des Ombres, de la non-clarté même. Dérivant de ce questionnement, vient une réflexion sur la valeur politique de l’art, de son rapport inévitablement paradoxal avec le pouvoir, dès lors qu’on considère l’expérience de l’art comme l’expérience profonde d’un non-pouvoir.


  L’exercice de l’art est cette attitude, cette recherche qui, pour celui qui y œuvre en tant qu’artiste ou en tant que spectateur critique, tend à se désolidariser de la logique du pouvoir et de son conditionnement langagier. Comme le montrait Godard, l’art prend place dans l’exercice d’une forme d’animalité, d’une ouverture sur l’Ouvert, ouvrant sur le Dehors, et en cela, permettant l’émergence d’une nouveauté dans la pensée. S’égarant hors du monde, en tant que le monde est celui pouvoir – c’est à dire celui de la conscience qui compose nos affects dans l’espace et le temps (celui, pour le dire vite, de notre emploi du temps) - l’art, ce parcours insensé et inutile de l’esprit, transforme ce monde, en tendant à s’affranchir de son espace-temps pour faire émerger son espace-temps qui, sans doute, n’a déjà plus rien n’a voir avec le temps ni l’espace mais plutôt avec des dimensions multiples, versatiles, dissimulées et sans noms. Et cette transformation du monde se fait d’autant plus effective qu’elle est celle qui s’ancre le plus profondément dans les racines du réel, puisque ce que l’art médiatise, fondu dans la coquille extérieure du langage qu’il emploi, c’est le Diable de la nouveauté, de l’impensé, de l’impossible, qui bouleverse toutes formes de perceptions établies en brisant nos liens familiers avec elles, en faisant trembler leur socle fragile et illusoire. Il semble que, sans la pensée nouvelle que médiatise l’art, notre conscience s’asphyxierait dans l’irréalité d’une pensée unique, étriquée et dogmatique. Plus encore, la vie dans le monde ne serait qu’affirmation de pouvoir, de puissance d’emprise, de négation de la négation (puisque c’est là, nous dit Hegel, le moteur même de la conscience), dont l’ultime projet serait la négation de l’ultime altérité négatrice, à savoir la mort : ce qui revient à dire que, sans cette pensée nouvelle, ce vers quoi tendrait toute forme de pouvoir serait purement et simplement la négation de la mort, l’affirmation ultime de la vie comme puissance, autrement dit, le suicide. Se tuer pour s’affirmer, soi et sa puissance, sur la mort qui nous nie. De ce point de vue l’Histoire ne cesse d’être rythmée par le refrain de ces sociétés totalitaires - où subsisteraient uniquement la propagande et l’art utile « au service » de la culture - qui finissent par retourner leur mouvement d’emprise totale sur le Tout, d’annihilation de l’Autre, sur leur propre population, leurs propres dirigeants et leur propre culture.


  Blanchot considère que l’errance dans le Dehors est l’accueil d’une mort (d’une « seconde mort »), en tant que cette mort est le non-rapport avec le monde, l’impossible, l’impensable, l’ineffable, l’impuissant. Dès lors, celui qui revient du Dehors ramène en quelque sorte une mort dans le monde. Et c’est cette mort là qui paradoxalement vient insuffler à la vie en tant que pouvoir, possibilité, projet, une impuissance qui la transforme, pour reprendre les termes de Nietzsche, en puissance de vie, en volonté de puissance. Ainsi, l’exercice de l’art nous amène vers la pensée du Dehors, pensée incommunicable, qui, en étant tout de même médiatisée par la forme extérieure de l’art (la mise en scène d’un film par exemple), va revenir dans le monde pour y faire apparaître ce mouvement d’errance dans le Dehors. En cela, l’art vient insuffler un souffle de puissance toute féconde, novatrice et créatrice au sein du monde sculpté par le pouvoir. Seule la pensée nouvelle, car jusqu’ici impensée par la conscience établie, peut amener cet impossible, ce non-pouvoir, qui est l’oxygène nécessaire au pouvoir afin que celui-ci ne finisse par s’effondrer sur son propre dessein d’étouffement par normalisation, réduction, et digestion du monde jusqu’à lui-même, dessein qui est son essence même. La pensée de l’art participe donc à ce qui donne corps à la vie en tant qu’énergie féconde, et simultanément, à ce qui résiste sans cesse au désir de prééminence du pouvoir en le faisant constamment muter de forme.


  Le renouveau de la pensée que permet l’art (parmi d’autres formes culturelles accueillant la pensée) implique donc une perpétuelle transmutation du pouvoir et de son monde. Nous pouvons en juger concrètement en prenant appui sur les trois films traités dans les articles précédents (Welcome to New York, Maps to the Stars, Adieu au langage), d’autant plus que ceux-ci renvoient directement à la nature du pouvoir de notre époque, à son état d’esprit.

Ainsi nous quittions Adieu au langage avec l’idée d’un questionnement éthique quant à l’avènement d’une nouvelle forme d’Homme. Godard nous prouvait par son œuvre la possibilité d’un nouveau langage, d’un langage jusqu’ici impossible. Par le refus du langage d’un pouvoir étouffant toute vie féconde de son savoir technique et de sa foi aveugle dans la logique, d’un langage creux dont les mots n’ont plus que leur signification à donner à un réel sans corps, Godard opposait un langage provenant du Dehors, de l’Ouvert, de l’Animal, d’une conscience qui n’était plus celle de l’Homme mais d’une forme nouvelle. Le film se terminait par la possibilité d’une révolution, mais il n’inaugurait pas pour autant une ère nouvelle.
Dans Welcome to New York, l’humain devenait l’individu assujetti à ce pouvoir que Foucault nomme « pastoral », à ce contrôle de sa subjectivité la plus intérieure et de ses affects les plus intimes, « du berceau à la tombe » (Deveraux), par un Etat devenu garant d’un Salut. Le film de Ferrara se révélait prendre place dans une société où même les techniciens du pouvoir ne pouvait plus se prétendre architectes de celui-ci tant la machine étatique était devenue autonome. Machine à conditionner et à former à coups de logiques implacables et de raisons morales artificielles et dénaturées, étouffant dans l’œuf toute volonté de puissance, toute tentative de passer outre la frontière du pouvoir, sous peine d’être exclu. Une question urgente apparaissait alors, de savoir comment faire pour qu’une éthique, pour qu’un comportement dicté par soi et pour soi dans un souci d’authenticité et de quête d’une pensée, d’une parole, d’un regard, d’un sentiment dirigés vers ce qui apparaît le plus essentiel pour sa vie, ne soit pas digéré par le pouvoir, ne soit pas déformé pour être mieux intégré à une normalisation comportementale, ou encore, pour qu’il ne soit pas totalement réprimé.
Enfin, les « Stars » du film de Cronenberg quant à elles, d’une manière certes perverse, affirmaient au fond le désir de libérer ce qu’elles considéraient comme la vie, en tant qu’exclusivement mouvement de vie, c'est-à-dire en tant que refus d’une réductibilité au conditionnement biologique, en tant que libération de la vie de sa coexistence avec la mort et en tant que fantasme dune immortalité dans l’image, sacrifiant au passage un rapport au réel que seule l’acceptation de la présence et du primat du corps pouvait leur conférer. Ce désir, bien qu’il soit fondamentalement mû par un délire de puissance, peut expliquer sa présence par le fait qu’il est en mesure de se concrétiser désormais en partie : ne serait-ce qu’à travers les manipulations du génome, qui brisent le mur infranchissable du corps fini et ouvre les portes d’un monde illimité, thème que Cronenberg avait ouvertement exploré dans The Fly ; et, dans ce prolongement, Maps to the Stars porte ainsi sur l'actualisation, dans les esprits d'aujourd'hui, d'un horizon de vie qui se veut sans limite.

Ce que, pris ensemble, nous renvoient ces films, c’est à la fois l’ouverture à un nouvel et vaste horizon de vie, et à la fois l’impossibilité d’atteindre cet horizon. Il y a bien la présence d’une époque nouvelle, du fait même que la nature de notre langage, celle de l’Etat, ou encore notre conception de la vie et de l’existence sont animées par un terrible manque de nouveauté. Mais il y a simultanément une impasse qui endigue le flux de forces nouvelles et encore sauvages. Car ces forces sont encore trop libres, car trop obscures, pour que le pouvoir puisse se les approprier : ce qui pointe à l’horizon de ces films c’est encore un horizon, lointain et sans fins ; c’est l’horizon d’une semi-immortalité (Maps to the Stars), de la machinalisation de l’humain (Welcome to New-York) ou d’un nouveau langage, la métaphore (Adieu au langage). Et à ces horizons lointains et pourtant bien présents, dont la potentialité gronde sous nos pieds, s’oppose un mur : un désir d’élévation éthique impossible et un contrôle du pouvoir insurmontable (Welcome to New-York), une affirmation du suicide comme échappatoire à une existence sans corps (Maps to the Stars), ou une interdiction de toute expérience intérieure (Adieu au langage).


  Entre les forces sauvages du Dehors et ce mur, il y a un gouffre, un vide qui semble insurmontable. C’est que les forces qui font l’Homme d’aujourd’hui rencontrent des forces qui semblent échapper encore à tout projet d’avenir, à toute stratégie politique. Et de ce fait, ces forces nouvelles viennent tétaniser le pouvoir du fait, à la fois de leur profonde indétermination, mais aussi de l’immensité de leur capacité à bouleverser et renverser le monde tel qu’il est en ce moment établi.
On ne s’étonne pas dès lors d’entendre, dans Adieu au langage, cette citation de Badiou soulignant le tournant d’une époque qui, si l’on peut dire, ne veut pas tourner : « Que se passe-t-il ? Continuation vaille que vaille d’un monde fatigué ? Fin de ce monde ? Avènement d’un autre monde ? Que nous arrive-t-il donc, à l’orée du siècle, qui ne semble n’avoir aucun nom clair dans aucune langue tolérée ? ». C’est que la pensée est paralysée par l’impuissance à laquelle sa puissance se confronte. Là voilà du coup engourdie dans son institutionnalisation, réduite à son utilité publique, à une technique de communication parmi d’autres, réduite à des paroles qui n’ont rien d’autre à offrir que des propos joliment calibrés et logiquement agencés, à des arguments préfabriqués prêts à s’intégrer dans un débat d’opinions, ou encore à la transmission d’un message, d’une in-formation. C’est aussi que, en conséquence, la nouveauté n’ayant plus de moteur, le pouvoir se replie alors sur lui-même. Son hermétisme de plus en plus opaque à toute pensée nouvelle, sa peur de l’inconnu, sa fermeture à l’impossible, ne peuvent conduire qu’à un étouffement de la conscience, étouffement qui évidemment s’actualise dans un étouffement physique dont la forme ultime est l’annihilation, des autres comme de soi. D’où un refus généralisé d’ouvrir les yeux sur la réalité de notre époque, refus qui nous oblige à penser, sentir et voir d’une façon ancienne, désynchronisée de l’exigence de nouveauté qu’implique les nouvelles techniques, les nouveaux savoirs, et les nouveaux modes de relations qui se tissent entre les personnes, refus qui nous isole dans une irréalité de plus en plus distante des besoins urgents. D’où la peur généralisée qui en découle, qui dissimule une totale incapacité à se questionner sérieusement sur notre condition, sur la place qui est la notre, aujourd’hui sur Terre et dans l’Univers. D’où également, l’apparition d’un totalitarisme, encore embryonnaire, qui pointe le bout de son nez à travers notre société de contrôle, et s’installe insidieusement dans notre quotidien, dans notre intimité, dans notre subjectivité : et, plus violent encore que le concept de biopolitique, c’est l’image troublante du Body Snatcher qui vient en tête pour qualifier la nature de notre régime politique actuel.

Pour dire tout cela autrement, reprenons cette idée d’un gouffre infranchissable et imaginons qu’il sépare deux rives : nous vivons aujourd’hui sur une rive de plus en plus désertique et compressée sur elle-même - celle où règne en maître la vie comme puissance – et nous n’arrivons pas à franchir le gouffre vers une rive plus fertile : celle qui accueillerait la puissance de vie mais qui, en même temps, nous amènerait à nous risquer au vide de l’inconnu. Le pouvoir est alors confronté à son expérience–limite : car celui-ci désir à tout prix saisir l’avenir, le déterminer, pour l’inscrire dans un projet, dans une stratégie ; cependant toute détermination, toute saisie s’avère désormais impossible, et le pouvoir recule face à ce qu’il considère comme une impasse. Recul qui prend la forme d’un décalage avec la réalité présente, pour mieux s’inventer du temps, pour s’aider à projeter des plans, plans qu’évidemment il ne trouvera pas car seul l’impossible pointe à l’horizon.
Encore une fois, ce dont le pouvoir manque c’est d’une pensée profondément neuve, que seul peut lui conférer un non-pouvoir. Seule la conscience revenue de l’impossible peut rendre l’impossible possible dans le monde. Voilà l’inspiration qui manque aujourd’hui.
Or, citait Godard, « L’expérience intérieure est désormais interdite ». C’est pourtant elle que tout réclame lorsque le pouvoir, comme aujourd’hui, n’offre à penser que la détresse d’une existence prenant conscience du vide qui la sous-tend. La misère intérieure s’étend, chez les nantis comme les déshérités. Et la toute puissance de l’Etat n’arrange rien en incitant sans cesse à se laisser guider et écraser par le poids de sa bureaucratie, de ses valeurs morales et de ses torrents d’informations, étouffant toute capacité d’indépendance et d’autonomie éthique, et donc toute émergence d’un sujet pensant.

Or c’est lui, ce sujet pensant, que réclame l’art, tant à ceux qui le pratique qu’à ceux qui y prennent part en spectateurs. Et un sujet pensant n’est pas nécessairement un sujet qui intellectualise ou rationnalise (ceci n’étant qu’une façon de médiatiser la pensée), c’est avant tout celui qui s’ouvre, consciemment ou non, au Dehors, à l’Ouvert, à la Nuit, et en s’ouvrant à ces territoires hors du monde (et au fond introuvables), il s’égare du pouvoir, prend son indépendance vis-à-vis de lui et de sa réalité imposée : autrement dit, en faisant un détour par le non-pouvoir, il revient dans le monde avec en lui un autre pouvoir qui est avant tout un pouvoir de soi, par soi, et pour soi. Et ce pouvoir de soi n’est pas à confondre avec un individualisme ou un égoïsme. En revanche, nous pouvons dire que ce pouvoir de soi a son propre salaire qui n’est pas celui qu’on trouve sur un bulletin de paye mais dans l’accomplissement d’une paix en soi, sa propre ambition qui n’est pas celle d’une carrière, mais le fait de pouvoir embrasser le monde d’un regard de voyant, sa propre reconnaissance qui n’est pas celle des honneurs et du mérite mais qui est celle de l’Univers tout entier qui nous reconnaît dans un sentiment de vérité.
En cela le pouvoir de soi est intimement lié à l’art, en tant qu’il est lui-même un art de vivre ou encore un vivre pour l’art. Mais en cela aussi il est exigeant et difficile à mener à bien, car il recherche l’impossible, et de ce fait, l’homme qui revendique une telle liberté fait sans cesse l’aller-retour entre elle et sa trahison. Car, si cet homme appartient encore à la vie, à l’affirmation de son être dans le monde (ne serait-ce que parce qu’il respire encore), alors ce désir de liberté se heurte sans cesse à la résistance que lui oppose cette vie, cette puissance sans laquelle il ne peut respirer, ni manger, ni se mouvoir physiquement. Ainsi s’il peut dire qu’il vit de cet art, que sans lui, il ne pourrait plus se sentir exister, c’est qu’il est revenu de l’impossible, qu’il s’est plus ou moins réintégré dans un pouvoir, mais en même temps, qu’il résiste à ce pouvoir. Et cette résistance, certains la qualifierons de lutte insensée, d’opposition stérile, alors que tout au contraire, nous l’avons montré, elle est ce qu’il y a de plus fécond au monde. Car il ne s’agît en rien, dans l’art en général et dans celui de se gouverner soi-même en particulier, de bêtement dynamiter ou écarter d’un revers de main le monde du pouvoir, ni au contraire d’assigner à l’art une mission ou un service utile (puisque l'art n'a aucun but, mais est l'errance qui recherche une vérité indéterminable dans son errance même, et vouée en cela à une errance infinie qui ne prend fin, momentanément, qu'à travers sa matérialisation dans une oeuvre, évidemment insatisfaisante car elle n'a justement pas atteint son hypothétique "objectif" de toute façon impossible à atteindre). Mais il s’agît d’une façon immanente et sous-jacente au pouvoir, d’invoquer la pensée, d’invoquer, à travers l’art, un appel d’air dans lequel s’engouffre une puissance Obscure qui porte en elle les forces de la Nuit, de l’indéterminable, de l’impossible, qui seules peuvent rendre accessible une nouvelle ère, un nouveau monde, et faire renaître les forces du Jour au sein d’un pouvoir qui ne serait plus replié sur sa propre logique d’emprise.


  En résumé, le présent sans projet, autrement dit l’observation de la réalité présente telle qu’elle est, autrement dit celle du regard de l’artiste (celui qui se gouverne lui-même par l’exercice même de son œuvre), en nous permettant d’embrasser le monde comme si l’on venait de le rencontrer pour la première fois, nous permet d’être à nouveau présent dans un monde lui-même nouveau, et par conséquent, de le penser et de le vivre à nouveau : il se passe dans la Nuit de cet oubli une expérience intérieure grâce à laquelle, pour reprendre Godard, on « voit dans l’invisible », et lorsqu’on ressort de cette Nuit, car on en ressort toujours à moins d’être mort, alors le monde s’en trouve grandi, car notre savoir du monde gagne non en clarté, regard étriqué, mais en voyance, regard infini.

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Un article de presse reprenait récemment dans son intitulé une citation de Godard qui disait : « le cinéma est un oubli de la réalité ». Et ce matin, une émission de radio utilisait quant à elle en jingle un enregistrement sonore du cinéaste déclarant : « On peut dire que c’est ça le cinéma : le monde devient rêve et le rêve, à son tour, devient monde ».Voilà qui d’une certaine façon synthétise touts nos propos. A savoir que c’est l’oubli de la réalité qui est la médiation vraie de l’œuvre d’art - comme dit Godard, l’art « enregistre cet oubli » - sa médiation première, avant même l’extériorité de son langage, bien que cet oubli ne puisse être lui-même médiatisé que par ce langage. Lorsque l’on s’assoit dans une salle obscure et que vient à nous une œuvre d’art, alors on s’égare du monde, on oubli ce que l’on sait, ou plutôt ce que l’on doit savoir, ce que l’on doit voir ou doit penser, et alors on accueille l’impossible, ce non-savoir qu’apporte l’œuvre, comme si elle révélait la nature de l’Univers vierge de toute pénétration consciente. De cette expérience on ressort alors changé (à des degrés plus ou moins bouleversants), car le monde d’où l’on provenait avant de rentrer dans cette salle, en conséquence, a lui aussi muté : on a oublié la réalité pour mieux se souvenir de ce qu’elle est vraiment, c'est-à-dire de ce qu’elle est en dehors de son affirmation par le pouvoir, dans l’ombre du savoir, dans la grandeur de son ignorance.