A
propos de « Itchkéri Kenti »
de Florent Marcie
S’immerger
dans une guerre de façon unilatérale, comme l’a fait Florent Marcie en
s’ancrant exclusivement dans le camp tchétchène au cours du conflit de 1996,
est un parti pris risqué. Mais il répond ici à une intention avouée dès le
départ : il s’agit de filmer un peuple, c’est à dire de rendre visible
ceux que l’hégémonie d’un pouvoir tend à rendre invisibles. Dès lors, ce qui
intéresse Florent Marcie n’est pas l’interprétation géopolitique ou morale du
conflit, mais de donner à voir ce qui se révèle dans les esprits et les corps
qu’un pouvoir tente de faire taire. Il s’agit de capter, à chaud, ce qui
alimente sans relâche toute lutte contre une injustice : la persévérance d’un
feu de liberté universel, que même la décimation entière d’une population qui entend
le porter ne peut éteindre. L’objet même de l’observation de Florent Marcie est
donc ce qui fait vivre ce feu populaire, cette âme résistante, malgré la violence
disproportionnée d’un conflit asymétrique qui, en apparence, semble perdu
d’avance.
Si
l’Etat russe se trouve en conséquence largement relégué hors-champ, tout ce qui
est filmé l’est en revanche au rythme de ses assauts répétés. Car c’est bien la
réaction du peuple tchétchène que le documentaire entend capter : son
parcours subjectif face à l’oppresseur.
On
peut au cours du film distinguer trois mouvements stratégiques fondamentaux
opérant l’anéantissement du peuple tchétchène auxquels ce dernier réagit :
surplomber pour soumettre, ruiner pour désorienter, et encercler pour
contraindre à la résignation.
D’abord
l’armée russe s’impose comme une menace planante, harcelant le quotidien des
populations par des bombardements réguliers, hantant les cieux comme des
divinités prêtes à tout instant à alimenter le supplice éternel qui incombe à
l’insolence prométhéenne d’un peuple qui refuse catégoriquement de se rendre.
Ensuite,
il y a les étendues incommensurables de ruines. L’armée russe vise les écoles,
les lieux de libres associations, le parlement… tout ce qui a pu laisser une trace
ou générer des traces d’un achèvement politique autonome et indépendant. Car
l’extermination d’un peuple ne peut se faire uniquement en sapant ses
ressources matérielles ou humaines mais en faisant disparaitre les institutions
gardiennes de ses ressources spirituelles. C’est en privant le peuple de ces
institutions qu’on le désoriente, qu’on instille en lui la confusion, qu’on
l’affaiblit mentalement.
Enfin,
la menace se veut un piège circulaire, une ombre étouffante au quotidien,
contraignant les civils à se terrer et à fuir tels de petits rongeurs tout le
temps sur le qui-vive.
Seulement
voilà : malgré les avions menaçant les cieux, malgré les monceaux de
ruines, malgré l’encerclement de leur existence, les tchétchènes continuent de
se rassembler à l’air libre, de braver les autorités, de faire vibrer une
communauté autour de danses rituelles, de lectures de grands penseurs, mais
aussi, de prières. Sur ce dernier point il est frappant de constater que, lors
des grands rassemblements publiques, l’invocation
récurrente d’une puissance salvatrice se trouve singulièrement emprunte d’un mysticisme de leur cru, qui de fait se
détache d’une pratique rigoureuse de la foi musulmane. Cet état d’esprit
singulier apparaît ainsi comme une façon libre de communier avec les forces du
Dehors, avec le lieu où se décide le sens de la vie, avec la destinée d’un
peuple. Aussi, les cris répétés du takbîr deviennent des cris de ralliement et
de solidarité proférés à tout va, simplement pour se donner du courage face à l’adversité
ou encore pour afficher sa fierté. Nul ascétisme religieux donc, car
s’agenouiller, même devant l’Un divin, c’est déjà renoncer à une vie libre. On notera par ailleurs que la constitution de la république
tchétchène, dont certains articles sont mentionnés dans le film, garantie la
liberté des croyances. Et quand on demande à une jeune femme si elle se
sent tchétchène, celle-ci ne manque pas de répondre qu’elle se sent d’abord
humaine, et que le combat propre à la Tchétchénie est en réalité celui de
chaque être humain. Ainsi non seulement ce peuple résiste, mais il s’arrache à
ses particularités et ses origines culturelles pour élever son soulèvement à un
degré d’universalité.
Cependant,
derrière les assauts repoussant les limites injustement imposées, derrière les
incantations du Dehors et la chaleur solidaire, Florent Marcie ne manque pas
d’insister sur le caractère fondamentalement fragile et prosaïque duquel ce
souffle universel de liberté émerge. La témérité des combattants est ainsi
ponctuée par des moments de détresse, peuplés d’un vieillard hagard, de
familles éplorées, et de préoccupations futiles (comme cette femme qui, alors
que sa maison est assiégée, s’inquiète pour un carreau de fenêtre). En filmant
ainsi l’arrière, Florent Marcie nous permet d’aller plus loin dans la compréhension
intime de ce qui alimente une résistance.
Il
nous montre que s’y engager corps et âme demande un effort surhumain, même
pour un peuple comme les tchétchènes qu’une longue tradition de lutte contre l’impérialisme
a pourtant préparé. Car en réalité une autre lutte entre en jeu. Le véritable
conflit, au fond, est moins celui d’un Etat contre un autre que celui
d’individus en proie à leur propre finitude. Ainsi, l’ennemi premier des
tchétchènes qui entrent en lutte est bel et bien la passivité d’une vie d’esclave
qu’ils refusent viscéralement. C’est bel et bien cette guerre intime, d’abord
intérieure à soi, qui fait vivre leur âme résistante. Ce danger de mort imminente
permanent les pousse à reléguer au second plan leurs intérêts personnels particuliers
et à s’engager dans une vérité surpassant leurs individualités.
Et
cette vérité quelle est-elle sinon l’aventure politique d’une lutte commune
contre tout pouvoir qui tente de soumettre la vie, de la verrouiller, et en dernière
instance, de la tuer. La tentative d'un communisme élémentaire en somme (bien plus communiste que ne le fut le régime stalinien dont les tchétchènes firent les frais). Cette lutte, en
amenant les individus à se solidariser autour d’une ressource qui dépasse leurs
existences particulières, devient alors la seule politique capable d’exalter
les droits inaliénables et universels de l’être humain. Quel que fut leur rang et
leur place en société, tous les combattants font désormais l’expérience de
l’égalité, c’est-à-dire de l’abolition des fausses différences (celles qui
portent sur autre chose que les qualités humaines), ainsi que de la liberté,
c’est à dire l’abolition de ce qui entrave la quête d’un mode d’existence
véritable.
Le
film s’achève tout de même sur un constat d’impuissance. Sur les images
funèbres énumérant un à un les protagonistes morts au combat après le tournage,
seule demeure une rage qui se noie dans un son abrutissant : celui des
rafales de kalachnikovs superposés à ceux d’enfants au milieu des ruines en
train de se défouler contre un mur de taule. On reste ainsi sur le sentiment qu’il
manque une organisation, un travail aux conséquences politiques effectives,
sans lequel la lutte reste confinée dans une forme archaïque et éphémère, sans
horizon viable. Le film ne s’engage pas dans cette question, mais sa fin pressent
la limite d’une colère qui, butant littéralement contre un mur, risque de se
retourner contre elle-même (ce qui ne manqua pas d’advenir, d’après ce que l’on
sait, lors de la seconde guerre dans les années 2000).
Cependant,
si le désir d’indépendance de la Tchétchénie se solde jusqu’ici par la
décimation d’un peuple entier, on peut avancer avec Hegel que la vérité d’une
lutte ne se révèle de toute façon que dans la défaite. En ce sens, la véritable
« victoire » du peuple tchétchène est d’avoir réussi à s’élever
au-delà de son désir de conservation pour toucher au caractère surhumain et
éternel de l’insoumission.
Le
film de Florent Marcie n’est pas autre chose que la trace de cette défaite
révélatrice de vérité. Aussi ce n’est pas un hasard si ce film est devenu un
référant symbolique pour les tchétchènes. Ce peuple et sa lutte jusqu’ici
inexistants aux yeux du monde contemporain sont devenus, suite à cette aventure
tragique mais authentique, visibles de tous et surtout, partageables par tous.
A
ce propos il est bon, à la vue des circonstances qui minent aujourd’hui tout
désir d’émancipation en occident, que ce film y soit largement diffusable. Car
il témoigne que la liberté, l’égalité et la fraternité sont le fruit d’un
processus de lutte permanente, toujours inféodée à l’exigence d’une vraie vie.
Et qu’un sursaut émancipatoire est toujours possible, même dans les conditions
les plus écrasantes. Malgré toutes les tentatives de soumission, d’aliénation
et d’encerclement, le soulèvement commun de ceux qui sont niés réaffirme
toujours - toujours ! - son droit contre la docilité d’un ordre social
imposé.