10/12/2015

A propos de « Itchkéri Kenti » de Florent Marcie

S’immerger dans une guerre de façon unilatérale, comme l’a fait Florent Marcie en s’ancrant exclusivement dans le camp tchétchène au cours du conflit de 1996, est un parti pris risqué. Mais il répond ici à une intention avouée dès le départ : il s’agit de filmer un peuple, c’est à dire de rendre visible ceux que l’hégémonie d’un pouvoir tend à rendre invisibles. Dès lors, ce qui intéresse Florent Marcie n’est pas l’interprétation géopolitique ou morale du conflit, mais de donner à voir ce qui se révèle dans les esprits et les corps qu’un pouvoir tente de faire taire. Il s’agit de capter, à chaud, ce qui alimente sans relâche toute lutte contre une injustice : la persévérance d’un feu de liberté universel, que même la décimation entière d’une population qui entend le porter ne peut éteindre. L’objet même de l’observation de Florent Marcie est donc ce qui fait vivre ce feu populaire, cette âme résistante, malgré la violence disproportionnée d’un conflit asymétrique qui, en apparence, semble perdu d’avance.
Si l’Etat russe se trouve en conséquence largement relégué hors-champ, tout ce qui est filmé l’est en revanche au rythme de ses assauts répétés. Car c’est bien la réaction du peuple tchétchène que le documentaire entend capter : son parcours subjectif face à l’oppresseur.

On peut au cours du film distinguer trois mouvements stratégiques fondamentaux opérant l’anéantissement du peuple tchétchène auxquels ce dernier réagit : surplomber pour soumettre, ruiner pour désorienter, et encercler pour contraindre à la résignation.
D’abord l’armée russe s’impose comme une menace planante, harcelant le quotidien des populations par des bombardements réguliers, hantant les cieux comme des divinités prêtes à tout instant à alimenter le supplice éternel qui incombe à l’insolence prométhéenne d’un peuple qui refuse catégoriquement de se rendre.
Ensuite, il y a les étendues incommensurables de ruines. L’armée russe vise les écoles, les lieux de libres associations, le parlement… tout ce qui a pu laisser une trace ou générer des traces d’un achèvement politique autonome et indépendant. Car l’extermination d’un peuple ne peut se faire uniquement en sapant ses ressources matérielles ou humaines mais en faisant disparaitre les institutions gardiennes de ses ressources spirituelles. C’est en privant le peuple de ces institutions qu’on le désoriente, qu’on instille en lui la confusion, qu’on l’affaiblit mentalement.
Enfin, la menace se veut un piège circulaire, une ombre étouffante au quotidien, contraignant les civils à se terrer et à fuir tels de petits rongeurs tout le temps sur le qui-vive.

Seulement voilà : malgré les avions menaçant les cieux, malgré les monceaux de ruines, malgré l’encerclement de leur existence, les tchétchènes continuent de se rassembler à l’air libre, de braver les autorités, de faire vibrer une communauté autour de danses rituelles, de lectures de grands penseurs, mais aussi, de prières. Sur ce dernier point il est frappant de constater que, lors des grands rassemblements publiques, l’invocation récurrente d’une puissance salvatrice se trouve singulièrement emprunte d’un mysticisme de leur cru, qui de fait se détache d’une pratique rigoureuse de la foi musulmane. Cet état d’esprit singulier apparaît ainsi comme une façon libre de communier avec les forces du Dehors, avec le lieu où se décide le sens de la vie, avec la destinée d’un peuple. Aussi, les cris répétés du takbîr deviennent des cris de ralliement et de solidarité proférés à tout va, simplement pour se donner du courage face à l’adversité ou encore pour afficher sa fierté. Nul ascétisme religieux donc, car s’agenouiller, même devant l’Un divin, c’est déjà renoncer à une vie libre. On notera par ailleurs que la constitution de la république tchétchène, dont certains articles sont mentionnés dans le film, garantie la liberté des croyances. Et quand on demande à une jeune femme si elle se sent tchétchène, celle-ci ne manque pas de répondre qu’elle se sent d’abord humaine, et que le combat propre à la Tchétchénie est en réalité celui de chaque être humain. Ainsi non seulement ce peuple résiste, mais il s’arrache à ses particularités et ses origines culturelles pour élever son soulèvement à un degré d’universalité.

Cependant, derrière les assauts repoussant les limites injustement imposées, derrière les incantations du Dehors et la chaleur solidaire, Florent Marcie ne manque pas d’insister sur le caractère fondamentalement fragile et prosaïque duquel ce souffle universel de liberté émerge. La témérité des combattants est ainsi ponctuée par des moments de détresse, peuplés d’un vieillard hagard, de familles éplorées, et de préoccupations futiles (comme cette femme qui, alors que sa maison est assiégée, s’inquiète pour un carreau de fenêtre). En filmant ainsi l’arrière, Florent Marcie nous permet d’aller plus loin dans la compréhension intime de ce qui alimente une résistance.

Il nous montre que s’y engager corps et âme demande un effort surhumain, même pour un peuple comme les tchétchènes qu’une longue tradition de lutte contre l’impérialisme a pourtant préparé. Car en réalité une autre lutte entre en jeu. Le véritable conflit, au fond, est moins celui d’un Etat contre un autre que celui d’individus en proie à leur propre finitude. Ainsi, l’ennemi premier des tchétchènes qui entrent en lutte est bel et bien la passivité d’une vie d’esclave qu’ils refusent viscéralement. C’est bel et bien cette guerre intime, d’abord intérieure à soi, qui fait vivre leur âme résistante. Ce danger de mort imminente permanent les pousse à reléguer au second plan leurs intérêts personnels particuliers et à s’engager dans une vérité surpassant leurs individualités.
Et cette vérité quelle est-elle sinon l’aventure politique d’une lutte commune contre tout pouvoir qui tente de soumettre la vie, de la verrouiller, et en dernière instance, de la tuer. La tentative d'un communisme élémentaire en somme (bien plus communiste que ne le fut le régime stalinien dont les tchétchènes firent les frais). Cette lutte, en amenant les individus à se solidariser autour d’une ressource qui dépasse leurs existences particulières, devient alors la seule politique capable d’exalter les droits inaliénables et universels de l’être humain. Quel que fut leur rang et leur place en société, tous les combattants font désormais l’expérience de l’égalité, c’est-à-dire de l’abolition des fausses différences (celles qui portent sur autre chose que les qualités humaines), ainsi que de la liberté, c’est à dire l’abolition de ce qui entrave la quête d’un mode d’existence véritable.

Le film s’achève tout de même sur un constat d’impuissance. Sur les images funèbres énumérant un à un les protagonistes morts au combat après le tournage, seule demeure une rage qui se noie dans un son abrutissant : celui des rafales de kalachnikovs superposés à ceux d’enfants au milieu des ruines en train de se défouler contre un mur de taule. On reste ainsi sur le sentiment qu’il manque une organisation, un travail aux conséquences politiques effectives, sans lequel la lutte reste confinée dans une forme archaïque et éphémère, sans horizon viable. Le film ne s’engage pas dans cette question, mais sa fin pressent la limite d’une colère qui, butant littéralement contre un mur, risque de se retourner contre elle-même (ce qui ne manqua pas d’advenir, d’après ce que l’on sait, lors de la seconde guerre dans les années 2000).
Cependant, si le désir d’indépendance de la Tchétchénie se solde jusqu’ici par la décimation d’un peuple entier, on peut avancer avec Hegel que la vérité d’une lutte ne se révèle de toute façon que dans la défaite. En ce sens, la véritable « victoire » du peuple tchétchène est d’avoir réussi à s’élever au-delà de son désir de conservation pour toucher au caractère surhumain et éternel de l’insoumission.
Le film de Florent Marcie n’est pas autre chose que la trace de cette défaite révélatrice de vérité. Aussi ce n’est pas un hasard si ce film est devenu un référant symbolique pour les tchétchènes. Ce peuple et sa lutte jusqu’ici inexistants aux yeux du monde contemporain sont devenus, suite à cette aventure tragique mais authentique, visibles de tous et surtout, partageables par tous.

A ce propos il est bon, à la vue des circonstances qui minent aujourd’hui tout désir d’émancipation en occident, que ce film y soit largement diffusable. Car il témoigne que la liberté, l’égalité et la fraternité sont le fruit d’un processus de lutte permanente, toujours inféodée à l’exigence d’une vraie vie. Et qu’un sursaut émancipatoire est toujours possible, même dans les conditions les plus écrasantes. Malgré toutes les tentatives de soumission, d’aliénation et d’encerclement, le soulèvement commun de ceux qui sont niés réaffirme toujours - toujours ! - son droit contre la docilité d’un ordre social imposé.