A propos de 7 Women de Jonh Ford
Un petit groupe de femmes désarmées faces à des
milliers de soldats, des serviteurs de l’Ordre face à une entropie plus forte
qu’elles : dès l’ouverture du film, l’opposition des missionnaires aux
hordes de la perdition s’annonce d’emblée désavantagée, injuste, cruelle. Que
peuvent ces apôtres de la Paix face à ce qui tue qu’elles ne peuvent tuer,
sinon accueillir ces forces dévastatrices sans pouvoir rivaliser avec elles.
Cela commence avec l’arrivée du docteur Cartwright, qui avant même d’entrer
chez les missionnaires se tenait déjà à l’écart du monde, comme hors de toute
enceinte communautaire, de toute société, de toute mission, agent du dehors
semeur de troubles, poussée par le machisme de sa profession et par son caractère
indépendant à une errance solitaire. Et si Cartwright provoque doucement le
désordre dans l’enceinte de la mission, bousculant les codes, ignorant les
règles de conduite du lieu, déjà de nouveaux agents du dehors, les réfugiés de
Komcha, apportent un désordre plus grand encore, comme le feu et les ombres
qu’ils charrient à leur arrivée l’annoncent, un enfoncement irréversible de la
mission dans un chaos ravageur.
Bien entendu, les missionnaires s’étaient au préalable préservées de la
barbarie, ne serait-ce qu’en se protégeant derrière leur statut (« nous
sommes citoyens américains » - « Bien sûr »). C’est qu’elles ont
bâtit une muraille, c’est qu’elles y ont instauré la paix, et l’ordre,
et la civilisation, sous l’égide d’une Loi sans faille, d’une foi sans faille,
et d’un choix de vie vertueux. C’est qu’elles ont purifié leur enceinte en se
repliant sur cet univers à elles, subordonné à leur autorité, mais c’est que,
en même temps, elles ont rejeté le grand Univers - celui qui n’est à personne -
à l’extérieur, loin, mis à distance et dans la peur de lui faire face.
Et voilà qu’au sein de cette enceinte les forces étrangères, extérieures,
barbares, contaminatrices, incendiaires, font peur. Parce que ces forces se
tiennent désormais à distance, distance dont témoigne l’angoisse d’Agatha sous
un ciel nocturne lui même rendu étranger, dans la panique de Charles à la vue
d’un bûcher à l’horizon, dans cet air oppressant qui fait petit à petit
s’évaporer à l’intérieur de chaque missionnaire toutes les sûretés
protectrices.
Et le dehors ne cesse de s’infiltrer, sans prévenir,
sans se soucier des murailles et montre petit à petit son vrai visage :
celui de la mort. Une épidémie de choléra, mais surtout, la horde de Tunga
Khan, et de l’un à l’autre, l’extériorité biologique de la
mort laisse place à sa nature essentielle, dont la présence (le il y a de la mort) s’incarne dans un bourreau
imperméable à la souffrance et sa horde de terreur, dans leur façon de décimer tout organisme, fut-il très bien
ordonné, dans une insouciance totale, dans la banalité de leurs crimes,
exterminant des familles entières comme on se laisse aller à l’ivresse, ou
comme on rît à une blague, de ce rire explosif, terriblement moqueur, qui se
gosse de tout à commencer par la mort elle-même : pour se distraire, les
membres de la horde s’entre-tuent dans des combats à mains nues comme d’autres
joueraient aux cartes.
Mais alors, que valait l’existence des missionnaires si soudainement
réduites à rien ? Que valait donc leurs actions, leurs œuvres de charité, leur
engagement spirituel, et que valait l’autorité d’Agatha sur cet ordre de paix
et de vertu, maintenant que tout s’annule dans une passivité et une impuissance
totales ? Les masques tombent. Toute cette afférence des missionnaires
dissimulait une profonde angoisse, une angoisse de l’impuissance, un refus de
voir l’impuissance, un refus de faire face aux puissances face auxquelles ont
est impuissant, une négation aveugle des forces de la Nuit. Et maintenant que
cette mise à distance des forces étrangères se révèle être un abri illusoire,
maintenant que Tunga Khan y a déboulé et balayé la fière enceinte d’un revers
de main, ne laissant aucune issue, aucun repli, aucune consolation aux
protagonistes, vient la question de savoir comment se tenir face à la mort,
implacable, irrévocable, qu'aucune prière ne peut conjurer. Les masques
tombent. Et il y a alors ceux qui se recroquevillent sur leur personne, et ceux
qui tendent à la dépasser. Il y a ceux qui réagissent sur le mode d’Agatha, et
ceux qui se comportent sur le mode de Cartwright.
Agatha se trahie elle-même dans un moment de détresse : « Dieu ne
suffit pas » pleure-t-elle : trahison du vrai dans une foi
artificielle qui ne peut suffire à combler le manque existentiel le plus
profond. Le pouvoir d’Agatha
se révèle être celui de l’orgueil contre l’authenticité de l’existence, celui de l’ordre
du refoulement sexuel, de la répression disciplinaire, de l’éducation morale,
de l’exclusion des puissances de la vie contre leur accueil : du rejet de la
vie qui naît, de la vie non éduquée, de la vie trop proche des entrailles et du
chaos organique, de la vie non ordonnée, de la vie animale, de la vie sauvage,
non maîtrisable par sa puissance à soi, sa petite dictature à soi. D’où le recroquevillement
sur elle-même lorsque vient un enfant au monde. Mais aussi et surtout, le
pouvoir d’Agatha est celui qui s’érige contre la mort, dans la peur de la mort,
dans l’exclusion de la mort. D’où la haine démentielle, ponctuée de cris confus, qu'elle a peine à contenir, car décontenancée devant la toute puissance de Tunga Khan qui la dépossède de tout pouvoir.
Intimement liée à l’authenticité de l’être, Cartwright a quant à elle une autre perspective : son métier de médecin qui lui fait
côtoyer la souffrance, la mort, l’impuissance à guérir les faibles, lui permet
de lier intimement le fait de vivre pleinement et le fait d’accueillir la mort.
Car elle le sait, la mort préside à l’être, elle lui confère sa limite et sa
puissance (les jouissances, les amours, les joies… n’est vivant que ce qui
meurt et peut mourir). Et c’est parce que Cartwright côtoie sans cesse la mort
dans son métier qu’elle s’adonne de façon équivoque aux passions et au fait de
sauver des vies. C’est parce qu’elle
côtoie sans cesse la mort qu’elle ne peut pas s’ancrer dans un pouvoir tel que
celui d’Agatha et de sa communauté. Et c’est parce qu’elle ne s’ancre dans
aucune communauté, dans aucune loi dictée, dans aucune vertu légiférée, dans
aucune foi imposée, qu’elle rejoint une autre loi, une autre vertu, une autre
foi, qui se révèleront plus authentiques que celles des missionnaires, dans le sens où Cartwright ne se contente pas de prétendre à la sagesse
divine pour dissimuler pouvoir et ordre, ne prétend pas servir le Jour pour
craindre la Nuit, mais embrasse la plénitude de l’Absolu : le Jour comme la
Nuit.
On l’appelle d’ailleurs Cartwright, son prénom est
absent, absent comme sa personne qui s’est dissoute dans l’abandon et le
dépassement d’elle-même, à travers les vies qu’elle s’acharne à sauver en dépit
de la mort triomphante, mort dont elle est si proche, mort dont la distance qui
la sépare de son existence est si mince que sa détresse et son désespoir
deviennent des compagnons de route et non plus des ennemis.
D’où la posture singulière de Cartwright qui n’est pas
de se recroqueviller sur soi, dans le rejet de sa détresse, dans sa puissance
déchue, mais de se tenir face et même en la mort.
En vendant son âme comme rançon à Tunga Khan, elle sacrifie sa personne
jusqu’à s’unir avec la Mort : elle abandonne tout projet pour elle-même,
laisse se refermer sur elle la Condamnation, n’agît que dans la nécessité de
l’instant et dans l’impossibilité absolue de s’affirmer soi ; devenue
l’esclave sexuelle d’un bourreau, devenue l’obligée de la Mort, voilà sa
personne sacrifiée, voilà sa personne élevée à l’impersonnalité de la mort dont
elle est l’esclave assumée, voilà sa personne élevée à l’Absolu. Et pour
quoi ? Au nom de la vérité même, au nom d’une foi dans la Nature, au nom
du Jour comme de la Nuit, au nom des puissances de la vie comme de l’indifférence
de la mort. Au nom d’une vie fidèle à la Nature, elle sacrifie sa vie, non sa vie, mais la vie, la vie à laquelle elle s’est élevée, la vie en tant que puissance de l’être dénué de toute servitude, de toute
Mission, vie de la vie, vie sans mission, naissance et liberté, errance et
désespoir, vie qui s’élève en la mort, s’interpénètre avec elle, tout en
faisant scintiller en la mort, au cœur de la banalité et de l’indifférence de
la mort, la flamme de l’existence (la pantomime qui anime le geste ultime en
témoigne : abaisser la mort et s’élever en elle en la transfigurant). Bien
avant son arrivée dans la mission et jusqu’à l’instant final, Cartwright aura
vécu en se tenant en la mort, donc en-dehors
(du moins à distance) de l’enceinte du monde, de la communauté, de l’éducation,
de la loi, de l’ordre et de la vertu commune, égarée dans le désert et la
dévastation des puissances d’en-dehors, et de ce fait, elle se sera
tenue dans la vérité de la vie comme dans celle de la mort, choisissant
l'abandon et le dépassement de soi, dussent-ils être fatals, plutôt que le
confort mensonger de la mascarade, privilégiant le scintillement d’une
existence qui a pour horizon d’accueillir sans crainte (du moins en surmontant
sa crainte) l’immensité infinie de l’Univers. En cela Cartwright atteint la
grandeur de l’Absolu, et devient elle-même une valeur
absolue, une valeur de l’Absolu et de
son éternité.
« Jamais je n’oublierais cette femme » dira gravement la jeune Emma lors de sa libération, à qui Cartwright avait auparavant prévenue : « Il y a une vraie vie dehors ».
« Jamais je n’oublierais cette femme » dira gravement la jeune Emma lors de sa libération, à qui Cartwright avait auparavant prévenue : « Il y a une vraie vie dehors ».