Dès
lors, le vieil intestin replié sur lui-même est relégué à une fonction
archaïque, secondaire, aliénante. Si l’être humain travaille à sa conservation,
s’il nourrit ses boyaux, c’est donc pour se défaire du carcan organique dans
lequel ceux-ci le scellent, le limitent et l’ancrent dans un état d’inertie, de
peu d’existence. Et c’est en œuvrant dans la pensée sous toutes ses formes
qu’il s’arrache au cycle de la merde par la spirale obsessionnelle du vrai.
S’il mange, s’il digère, s’il défèque c’est au détriment de la conservation,
pour œuvrer à s’en abstraire, afin de se réinventer, de se transmuer, dans la
matérialisation d’une communion avec l’altérité.
Ceci
étant dit, l’humain n’est pas exempt de régression. Pour reprendre Heidegger, si l'Homme est cet étant qui, dans son miode d'être, s'interroge sur l'Être, il est également capable d'oublier l'Être. Si Heidegger applique cela à l'oubli de la question de l'Être au profit de son sens par la métaphysique, nous pouvons corréler à cette dernière une régression plus grande encore qui serait la réification du sens de l'être lui même. Il semble même que l'Homme ne
soit tenté que par cela. Il faut dire que ce travail d’extériorisation dans le lieu de l'Être est un
effort sans précédent dans la nature, et qu’il est si considérable, si
épuisant, que l’humain peine à persévérer en lui. Il est si facile, si
sécurisant de se laisser aller au repli sur sa bonne vieille fonction
prédatrice, bien maîtrisée, sur son bon vieux milieu d’origine, bien familier.
Seulement, même dans sa régression, même dans son épuisement, l’humain ne
pourra jamais annuler le caractère universel de sa voracité. De même qu’un
animal ne peut qu’avoir faim dès qu’on le prive de nourriture, l’humain ne peut
que penser dès qu’on le prive de l’univers. C’est pourquoi cet affaissement, ce
recroquevillement contre-nature de l’humain sur son animalité, est proprement
inhumain. Car en se réduisant à la stricte prédation, l’individu se cloître sur
son propre scellé organique tout en continuant de désirer ce qui dépasse son
milieu. Ce dont l’animal est incapable. La barbarie consiste alors à tout
ingérer proie après proie, y compris ses propres congénères, au profit de sa
seule et unique conservation organique.
Cette
régression, c’est ce dans quoi s’origine la logique de l’intérêt et du profit
et donc, celle du capitalisme. Tout au long de l’Histoire, le capitalisme a été
et est encore ce règne de l’intestin archaïque. Un règne qui repose tout entier
sur la résignation générale, sur la collaboration des éreintés, des abrutis,
des aliénés, qui substituent au devoir de la transmutation le droit de se
gaver. Irrémédiablement, la pensée commune retourne aux estomacs individuels et
se dissout en eux. Chacun l’émiette comme il peut en points de vue particuliers
servant leurs intérêts propres. Il ne doit plus rien rester que l’organisme
intestinal lui-même, sans outrepassement de sa fonction primaire. Longtemps, ce
laisser-aller fut hypocritement drapé dans des morales ascétiques et des
régimes aristocratiques qui se prétendaient garants d’une œuvre de
civilisation. Mais il aura fallu que Dieu meurt pour que le voile tombe et que
les peuples pataugent enfin sans vergogne dans la tripaille.
S’auto-limitant à une pure fonction consommatrice, l’intestin voué aux affaires ne sait combler sa faim d’univers que par l’assouvissement immédiat de ses organes internes. Il substitue ainsi au travail de l’angoisse et de l’obsession le contentement du bien-être, au travail du désir le contentement de la jouissance, au travail des idées le contentement de la réification. C’est une véritable chaine alimentaire cannibale qui supplante quant à elle l’édification d’un foyer commun. A peine l’un a-t-il ingéré la force productive d’un autre que déjà l’autre se dévide de ses forces et doit à son tour céder à la prédation pour ne pas mourir de faim. La course au parasitage de tous par tous s’étend inexorablement au fur et à mesure que les plus gros boyaux s’approprient toute la matière. Elle devient très vite un système auquel chacun devient dépendant pour subsister. Inévitablement, l’épuisement et l’aliénation se creusent, et l’abrutissement général devient la règle. Au bout de cette pente régressive, il y a la mort pure et simple de ceux qui n’ont même plus la force de se maintenir comme intestins. Leur meurtre parachève en bonne et due forme cette entropie vouée au néant.
S’auto-limitant à une pure fonction consommatrice, l’intestin voué aux affaires ne sait combler sa faim d’univers que par l’assouvissement immédiat de ses organes internes. Il substitue ainsi au travail de l’angoisse et de l’obsession le contentement du bien-être, au travail du désir le contentement de la jouissance, au travail des idées le contentement de la réification. C’est une véritable chaine alimentaire cannibale qui supplante quant à elle l’édification d’un foyer commun. A peine l’un a-t-il ingéré la force productive d’un autre que déjà l’autre se dévide de ses forces et doit à son tour céder à la prédation pour ne pas mourir de faim. La course au parasitage de tous par tous s’étend inexorablement au fur et à mesure que les plus gros boyaux s’approprient toute la matière. Elle devient très vite un système auquel chacun devient dépendant pour subsister. Inévitablement, l’épuisement et l’aliénation se creusent, et l’abrutissement général devient la règle. Au bout de cette pente régressive, il y a la mort pure et simple de ceux qui n’ont même plus la force de se maintenir comme intestins. Leur meurtre parachève en bonne et due forme cette entropie vouée au néant.
En
cela, la prédation fasciste n’est que la conclusion de la prédation
capitaliste. Plus l’affaissement sur sa fonction digestive écrase tout désir de
communion avec l’altérité, plus il y a de difficulté à dépasser son scellé, et
plus l’assimilation du monde se fait dans le ressentiment. L’épuisement
fasciste est tel qu’il ne conçoit plus l’art que dans l’installation d’une
culture purificatrice, les passions dans les griffes du fusionnel, la science
dans l’utilitarisme militaire et policier, et l’émancipation politique dans
l’impérialisme acharné. Les pires atrocités humaines ne sont que le résultat de
cette régression facile, qui de l’outrepassement de soi dans l’œuvre, sombre
dans la résignation barbare du monopole.
Si
pour beaucoup ce sont là des évidences, il en va d’un effort de résistance que
de les rappeler, ne serait-ce que pour soi-même. On le voit bien aujourd’hui,
les empires gastriques continuent d’avaler avec une indifférence glaciale des
proies de plus en plus nombreuses. C’est que leur faim n’a pas de limite, et
qu’elles peuvent bien dissoudre l’espèce toute entière s’il le faut. Car
l’intestin lui, n’incorpore jamais assez ces évidences. Et pour que celles-ci
fassent corps avec lui, pour qu’elles ne soient plus simplement que des mots,
nous avons le devoir d'extérioriser notre voracité, notre désir d'affirmation,
en nous réinventant sans cesse et, mue après mue, en redéployant la membrane de
la pensée, notre seul foyer commun. Il en va de reconnaître et d'être reconnu,
non à la hauteur des crimes commis, mais à celle de leur dépassement dans
l'œuvre.